Eddy Compper: “Aujourd’hui, Sonis aspire à être un établissement classé par le ministère de la Culture”

Eddy Compper est depuis cinq ans le directeur du Centre culturel Sonis - Photo: Évelyne Chaville

Ancien musicien, producteur et concepteur du Festival Créole Blues de Marie-Galante (rebaptisé Festival Terre de Blues) avec Pierre-Édouard Décimus, Eddy Compper est depuis cinq ans le directeur du spectacle vivant, de l’éducation et de la formation artistiques à la Communauté d’agglomération Cap Excellence (qui regroupe Pointe-à-Pitre, Les Abymes et Baie-Mahault) ainsi que le directeur du Centre culturel Sonis. Il nous parle de cette structure culturelle (créée en 2002) qui a rouvert ses portes sur ce territoire en ce temps de Covid-19, après le confinement (du 17 mars au 10 mai 2020).

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Kariculture.net : Quelle est l’histoire, la genèse de la fondation du Centre culturel Sonis ?

Eddy Compper : Sonis a été à la base un équipement pensé par un musicien, un pianiste, Christian Amour, qui avait démarré avec d’autres personnes à l’Assainissement, juste à coté de Sonis, l’École Mavounzy qui a existé pendant 7 ou 8 ans et qui enseignait la musique à des adultes et des enfants. À partir de là, il a eu l’idée de créer un espace, avec la municipalité des Abymes, qui pouvait accueillir une petite école et un espace de diffusion qui était un café-musique.

Il y a eu un projet de rénovation de l’habitat à Sonis, Lacroix et Boissard, qui étaient des quartiers insalubres et, dans ce projet, il y a eu l’idée d’implanter des équipements culturels : le centre culturel à Sonis, la bibliothèque Roger Toumson à Lacroix et un autre petit centre culturel. L’idée était d’implanter dans ces espaces des équipements culturels pour permettre à la population non seulement de résider ici mais d’avoir aussi une vie sociale et culturelle.

La construction de cet équipement a démarré, le premier directeur était Christian Amour, puis Gérard Poumaroux. Entre-temps, le Centre des Arts et de la Culture commençant à vieillir et ayant besoin d’être rénové, le Centre culturel Sonis a pris le pas sur cette partie “spectacle” et a accueilli des spectacles, des créations ainsi que sur la partie “école”. À mon arrivée, il y a 5 ans, j’ai accentué la partie éducation et formation artistiques puisque j’ai été nommé directeur du spectacle vivant, de l’éducation et de la formation artistiques à la Communauté d’agglomération Cap Excellence et directeur du Centre culturel Sonis. J’ai vraiment instauré un programme d’éducation et de formation basé sur un référentiel d’établissements et de formations artistiques. On est passé de l’animation et l’initiation des pratiques à un véritable plan de formation et d’éducation.

Aujourd’hui, Sonis aspire à être un établissement classé par le ministère de la Culture pouvant dispenser des formations diplômantes, type conservatoire ou école agréée, c’est cela l’objectif, l’étape suivante.

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Eddy Compper

Kariculture.net : Combien d’élèves sont inscrits au Centre?

E. C. : Nous avoisinons les 700 élèves, en règle générale. Nous commençons depuis l’éveil musical à partir de 6 ans et nous allons jusqu’aux pratiques amateurs et aux pratiques amateurs faites par les séniors jusqu’à 80 ans. Évidemment, avec deux cursus bien distincts. Tout d’abord, l’éducation et la formation artistiques pour des élèves voulant emboîter le pas de la formation académique et, dès sa création, nous sommes partenaires du TMD qui est devenu maintenant le S2TMD (Sciences techniques du théâtre, de la musique et de la danse) – le bac artistique – avec le lycée Carnot ; il y a aussi des élèves qui aspirent à entrer dans des écoles ou des filières artistiques. Puis, il y a la pratique amateur c’est-à-dire le lambda qui vient parce qu’il veut apprendre un instrument pour des raisons personnelles, il ne sera pas un professionel mais il sera un bon amateur.

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Spectacle Ti Jean et la Parade des diables – Deux professeurs : Claude Kiavué et Éric Danquin (tambour)

Kariculture.net : Et concernant vos professeurs?

E. C. : Nous avons un corps professoral à peu près de 35 professeurs qui sont en majorité – 85% – diplomés d’État. Nous avons les 3 disciplines : la danse, la musique et le théâtre, nous allons instaurer la MAO qui est la musique assistée par ordinateur. Dans la musique, nous avons des esthétiques comme la musique traditionnelle de chez nous, le gwoka, la musique classique, le jazz, la musique actuelle; en danse, nous avons la danse traditionnelle, le jazz, le hip hop, le street dance, la danse classique ; dans le théâtre, nous avons les deux voies, les deux pendants qui sont le théâtre pour enfants et le théâtre pour adultes.

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Kariculture.net : qu’avez-vous prévu pour les arts plastiques?

E. C. : Pour le moment, pour des raisons de lieux vraiment dédiés, nous faisons des stages et des masters classes. Nous avons deux salles à rénover qui seront destinées à la musique assistée par ordinateur et aux arts plastiques.

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La salle de spectacle “Le Bwa Fouyé” est en forme de tambour

Kariculture.net : Quelle est la politique tarifaire du Centre culturel Sonis?

E. C. : Nous sommes en zone prioritaire donc Sonis est un établissement public avec une vocation de démocratisation culturelle pour rendre l’accès à la culture plus facilement à la population environnante et à la population guadeloupéenne. Pour cela, nous avons une politique mise en place et menée par le président de Cap Excellence, Éric Jalton, et la présidente du conseil d’exploitation, Alexandrine Mouëza, qui dans cette voie de démocratisation passe par deux piliers : l’accès facilité par le prix pour les spectacles et l’enseignement (nos prix sont plus que compétitifs avec des tarifs solidaires et sociaux) et l’accès à la diffusion à un tarif très modéré, les spectacles de Sonis, en général, ne dépassent pas 15 euros avec une distinction bien marquée pour les habitants de l’agglomération pouvant bénéficier d’un tarif préférentiel et les autres habitants hors-agglomération.

C’est une politique tarifaire qui vise à faciliter l’accès à tout le monde et, de l’autre côté aussi, avec l’ensemble des associations de l’agglomération et du quartier, à permettre à des populations qui ont des difficultés à franchir le pas d’un centre, d’un espace culturel de le faire; nous le faisons beaucoup avec les enfants : l’enfant qui a l’habitude de fréquenter un lieu, forcément entraîne maman et papa et les parents deviennent les futurs adhérents de Sonis.

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Spectacle Ti Jean et la Parade des diables

Kariculture.net : Des jeunes qui ont étudié à Sonis et qui ont entamé une carrière culturelle ici ou ailleurs viennent-ils vous rendre visite?

E. C. : Bien sûr. Par le biais de la TMD, l’ensemble des élèves font leur partie pratique chez nous. Je rappelle que le lycée Carnot a été classé “meilleur lycée de France” pour l’enseignement artistique et l’ensemble des élèves qui ont eu leur bac, qui sont partis aussi bien au Canada qu’en France hexagonale – il y en a même une élève, Luan Pommier, qui partira à Berklee – reviennent systématiquement nous voir quand ils sont de passage, rencontrer les élèves et donner cette ambition, leur expérience. Il y a deux ans, 6 élèves entièrement formés à Sonis en chant lyrique ont été diplômés du Conservatoire international de Paris en 1er, 2e et 3e cycle avec mention “bien”, “très bien” et même des médailles. Nous avons aussi eu des prix en danse, il y a deux ans. Ce sont des élèves adultes qui, dans leur vie professionnelle reviennent souvent à Sonis pour encourager. Sonis, c’est ce bouillonnement artistique et culturel dans l’éducation et la production.

Nous accompagnons beaucoup d’artistes et beaucoup d’artistes qui ont franchi les planches de Sonis, y reviennent. Sonis est un lieu de rendez-vous. Quand ils veulent donner rendez-vous à quelqu’un dans l’agglomération, ils lui disent de venir à Sonis. C’est un lieu de passage, un lieu où tout le monde se pose.

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Kariculture.net : Avec cette épidémie de Covid-19, comment le Centre culturel Sonis fonctionne-t-il maintenant? Quel protocole a été mis en place pour assurer les cours?

E. C. : Après le confinement, nous avons ouvert pour l’éducation et la formation artistiques avec un protocole sanitaire strict mis en place par l’Éducation Nationale pour les cours et un protocole mis en place par le ministère de la Culture pour les lieux de formation et d’éducation artistiques qui nous permettent de respecter les gestes barrière, avec du gel à l’entrée, le port de masques obligatoire, le sens de circulation. La formation et les disciplines de projection (le chant, les instruments à vent) sont enseignées dans des espaces permettant d’avoir les 4 mètres de distanciation. Nous avons adapté nos enseignements en fonction des disciplines dans des lieux, d’ailleurs l’espace de scène est devenu maintenant un espace de formation et nous avons privilégié beaucoup l’enseignement individuel. Tout ce qui est danse et théâtre sont des enseignements qui ne dépassent pas 6 élèves dans les espaces avec un protocole c’est-à-dire qu’avant l’entrée, il y a désinfection et aération, après le cours, on fait la même chose, et l’élève garde le masque pour sa pratique si c’est une discipline qui ne nécessite pas de l’enlever.

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Kariculture.net : Les élèves sont-ils au rendez-vous? Avez-vous le même effectif qu’avant le confinement?

E. C. : En 2019, le Centre culturel de Sonis avait environ 700 élèves. Depuis la crise sanitaire, nous sommes déjà à 580 élèves, ce qui veut dire que l’ensemble des élèves sont revenus. Les 140 qu’on ne pouvait pas réinscrire étaient des disciplines de groupes (danse folklorique, danse traditionnelle) ou des disciplines de contact (danse de quadrille etc.). À la réouverture, il y a eu une communication à destination des parents, beaucoup sont venus se rendre compte comment la partie sécurité était organisée à Sonis ; ce qui a été formidable, c’est que ces parents qui sont venus en éclaireurs ont appelé les autres (…) Sonis a retrouvé 80% de ses effectifs.

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Spectacle Ti Jean et la Parade des diables

Kariculture.net : La production à Sonis est confrontée à un gros problème à cause de ce coronavirus. La conséquence est que tout est à l’arrêt et il n’y a plus de spectacles. Comment gérez-vous cette situation?

E. C. : Dans le protocole actuellement en vigueur et mis en place par l’État, il n’y a que le cinéma et le spectacle qui peuvent être diffusés. Nous avons fait le choix de ne pas emboîter le pas du spectacle pour 2 raisons : la salle a été réservée pour les cours et elle sert aussi de salle de réunion. Nous avons privilégié l’éducation et la formation et quand le Covid sera un peu plus “équilibré”, nous allons pouvoir redémarrer le spectacle. Ceci étant dit, de temps en temps nous pouvons faire des résidences de création donc nous gardons l’activité artistique même diminuée pour permettre à nos intermittents du spectacle de travailler, permettre aux artistes d’avoir un minimum d’activité.

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Kariculture.net : Que vont devenir les techniciens qui travaillent dans ce pôle production?

E. C. : Sonis, c’est 2 piliers : l’éducation et la formation ainsi que la production et la création. Le pôle production actuellement est un petit peu à l’arrêt, ceci étant dit nos techniciens, les intermittents qui gravitent autour de ce pôle continuent à travailler lors des réunions. Cela signifie que nous avons requalifié les activités, nous quittons la scène mais nous avons toujours besoin d’un technicien de plateau, de son ou de lumière lors des réunions. Nous avons trouvé la solution et l’astuce de requalifier les missions qui leur permettent d’engranger quelques heures. Ils ne sont pas vraiment au chômage mais il faut reconnaître que l’activité ayant beaucoup diminué, ils peinent beaucoup à avoir les heures pour arriver à l’intermittence prévue. C’est une situation très critique, très difficile pour le secteur et les premiers touchés sont les artistes, les comédiens, les danseurs et les techniciens.

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Spectacle Ti Jean et la Parade des diables

Kariculture.net : En temps normal, combien de spectacles Sonis accueille-t-il par an?

E. C. : Cela dépend de la saison. On a une saison qui démarre en septembre et qui se termine en juin, cela peut varier entre 150 à 200 spectacles par année, tout confondus.

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Spectacle Reine de Saba, Mois de l’Afrique

Kariculture.net : Combien sont produits par le Centre culturel Sonis? Comment cela se passe-t-il?

E. C. : À Sonis, nous avons cette mission d’accompagnement, de production et d’aide à la création. Il y a plusieurs formules: l’artiste ou le producteur qui vient et qui dit : “nous avons un spectacle déjà monté, nous sommes en tournée, nous souhaitons avoir votre salle en location”, c’est possible; il y a la 2e formule c’est-à-dire l’artiste qui arrive et dit : “je souhaite créer mon spectacle”, nous pouvons l’accompagner sur la réflexion, la création en lumière, la résidence qui lui permet de commencer à travailler son spectacle et de créer les contours, les conditions ; il y a la 3e formule où Sonis demande une création c’est-à-dire que nous sollicitons soit des danseurs, soit des comédiens ou soit des musiciens sur une création qui est une production Sonis. Les trois fonctionnent et se marient fort bien dans une saison.

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Kariculture.net : Le Centre culturel Sonis est soutenu par la communauté d’agglomération Cap Excellence, il y a donc une baisse d’activité à cause de cette épidémie de Covid-19, quel impact cette situation a-t-elle sur vos finances?

E. C. : Nous sommes une régie autonome, sur un équipement Cap Excellence avec un budget dédié au Centre culturel Sonis, nous sommes sur une ligne budgétaire, nous avons une mission de démocratisation. Sonis n’est pas un équipement privé mais un équipement public qui doit arriver à l’équilibre et non engranger des bénéfices. Forcément, l’activité de production baisse mais cela ne veut pas dire que l’activité de Sonis a baissé vraiment, il y a moins de spectacles mais on peut travailler sur la préparation, la création qui va se faire après le Covid. On aura une baisse de dotation, c’est logique : plus l’activité est soutenue, plus il y a une demande financière qui est conséquente et moins l’activité est soutenue, plus la dotation baissera. Ce qui est important à noter, c’est que malgré cette difficulté, le soutien de la collectivité territoriale Cap Excellence reste le même puisque la volonté du président c’est de permettre justement à cette filière de se maintenir.

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Kariculture.net : Quel est le montant de la subvention que vous recevez chaque année de la communauté d’agglomération Cap Excellence?

E. C. : Une subvention de fonctionnement de 1,4 million d’euros avec une partie investissement. C’est une dotation qui ne bouge pas et qui peut aller, en fonction des événements, jusqu’à 2 millions d’euros puisque nous gérons à Cap Excellence le Festival Îlot Jazz qui revient en décembre 2021 si le Covid nous le permet, le Festival Cap Excellence en Théâtre en mai 2021, Cap Carnaval qui est un événement fort dans le spectacle vivant et un événement marquant dans le calendrier culturel de l’agglomération.

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Spectacle Reine de Saba, Mois de l’Afrique

Kariculture.net : Vous êtes un Caribéen convaincu, vous avez ce bel équipement culturel, avez-vous déjà instauré des liens avec des Caribéens pour qu’ils viennent travailler, se produire à Sonis et qu’ils reçoivent des Guadeloupéens chez eux?

E. C. : Tout-à-fait. Sonis est un équipement ancré dans son environnement géographique le plus proche qui est la Caraïbe. Nous avons des échanges avec tous les pays caribéens, comme Cuba (nous avons reçu des professeurs, des artistes qui peuvent dispenser des masters classes), la Dominique, Sainte-Lucie… Donc, nous restons dans cet environnement caribéen et nous avons un regard sur l’Afrique car nous recevons ici le Mois de l’Afrique, et d’autres événements où Sonis est un élément central: le Festival Écritures des Amériques, le Festival Première Rencontre autour du Piano… Il y a tout cet échange avec la Caraïbe, l’Afrique et l’Europe qui nous permet de recevoir toutes ces connaissances extérieures et, en même temps, nous donnons aussi au monde ce dont nous avons ici dans notre territoire. L’échange se fait en permanence c’est pourquoi je parle de bouillonnement culturel (…).

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Kariculture.net : Comment voyez-vous l’avenir de la culture à Sonis avec cette épidémie de Covid-19, si celle-ci doit perdurer ou après cette crise?

E. C. : C’est vrai qu’aujourd’hui, la culture est en crise mais, je crois que l’être humain a la capacité de s’adapter et de se réinventer. D’ailleurs, nous voyons l’arrivée du numérique dans la culture via les plateformes proposant l’ensemble des concerts. C’est vrai que le spectacle vivant, quand il est bien vivant, il est sur scène et il y a un contact avec le public, on a besoin de cette chaleur, de cet échange, on est au contact de l’artiste, ce n’est pas la même chose. Je crois aussi que l’on commence à mieux connaître cette maladie, l’évolution se fait au niveau des scientifiques. Je suis optimiste, je ne suis pas inquiet parce que je sais que le monde a déjà connu d’autres pandémies, on a pu les maîtriser, se surpasser pour trouver des solutions. Certes, il faudra probablement vivre avec ce virus mais je suis sûr que l’on va renaître de nos cendres comme le phénix et le spectacle repartira plus que jamais. Le spectacle fait partie de l’essence même de l’individu, un monde sans musique, sans poésie, sans culture, c’est inimaginable, c’est impensable.