Gérald Bloncourt : “Je suis imprégné de cette culture haïtienne”

Gérald Bloncourt: "Haïti est un creuset culturel avec des Taïnos, Caraïbes, Français, Espagnols, Anglais et une trentaine d’ethnies africaines déportées dans l’enfer de l’esclavage avec leur propre culture, leur “Art Nègre” magnifié entre autres par Picasso"

Interview à Paris : Éric Amiens et Fabian Charles

 

19505N Portrait de Gerald Bloncourt 2017 ©Collecti

Né en Haïti il y a 91 ans aujourd’hui, Gérald Bloncourt vit en France depuis son expulsion de son île natale en 1946. Ce photographe, peintre et poète est très actif, il donne des conférences et participe à des expositions dans le but de partager son savoir avec la jeune génération et de parler de ce pays qui lui a tout donné, Haïti, où il retourne régulièrement depuis la chute de Jean-Claude Duvalier, en 1986.

Pour KARICULTURE.NET, l’artiste a accepté de recevoir chez lui à Paris deux journalistes, Éric Amiens de la Guadeloupe et Fabian Charles d’Haïti, pour parler notamment de ses trois arts favoris.

Voici la deuxième partie de cette rencontre exceptionnelle.

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KARICULTURE.NET : Comment êtes-vous venu à la photographie ?

Gérald Bloncourt : C’est tout à fait par hasard. En 1946, j’ai été expulsé d’Haïti, je suis arrivé en France grâce à l’aide d’Aimé Césaire et du Ministre français Marius Moutet qui m’a autorisé de rentrer en France. Arrivé sur le sol français, j’avais décidé de préparer le professorat de la ville de Paris et, par hasard, j’ai trouvé un job dans une maison de photographie. Étant militant communiste, le parti communiste m’a proposé de venir travailler à L’Humanité, le journal du parti. Et là, j’ai découvert le photo-journalisme, une autre façon d’écrire, de transmettre un évènement, de témoigner, de dire, de prendre parti et j’ai découvert qu’il était possible de se servir de la photographie pour continuer la lutte que je menais pour changer la société, en dénonçant par exemple l’exploitation de l’homme par l’homme, les conditions de travail des ouvriers dans les usines.

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KARICULTURE.NET : Quel est le rôle du photographe ?

Gérald Bloncourt : Nous, les photographes, nous sommes les gardiens de la mémoire, nous sommes des transmetteurs. Les photos sont utiles aux historiens. Aujourd’hui, dans mes archives, j’ai environ 200 000 photos. C’est utile pour la mémoire.

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KARICULTURE.NET : Vous êtes photographe depuis des décennies, vous avez connu l’argentique. Que pensez-vous de la photo numérique ?

Gérald Bloncourt : J’ai suivi l’évolution de la photographie à travers la presse professionnelle. J’ai toujours rêvé d’un appareil photo qui serait devenu le prolongement des réflexes de l’homme. J’ai rêvé de me libérer des contraintes qui pesaient sur nous jadis, les différents réglages de l’appareil photo, le diaphragme, les temps de pose etc. C’était compliqué et souvent des images nous échappaient. Le numérique est un progrès immense, il nous a donné beaucoup de possibilités. Je suis passé au numérique dès que les appareils ont atteint les 8 millions de pixels. Aujourd’hui, la photographie s’est démocratisée. Nous vivons dans un monde d’images. Celui qui en fait son métier doit être responsable.

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KARICULTURE.NET : Haïti est un grand pays d’art et a une grande renommée internationale notamment dans le domaine de la peinture. En 1944, vous avez participé à la création du Centre d’Art Haïtien, quel était l’objectif de ce Centre d’Art ?

Gérald Bloncourt : Nous étions un petit groupe de jeunes peintres armés de la fameuse culture française. À cette époque-là, nous voulions tous être Gauguin, Picasso…
Un Américain qui était objecteur de conscience, Dewitt Peters, avait été envoyé en Haïti pour enseigner l’anglais. Ce jeune aquarelliste a été ébloui par la lumière, alors il a cherché à rencontrer d’autres peintres dont je faisais partie avec Albert Mangonès, le créateur de la statue du Nèg Mawon. Le peintre nous a réunis et nous avons décidé ensemble de fonder le Centre d’Art pour soutenir la création. Le Centre d’Art a été le détonateur de l’explosion des “peintres du merveilleux”. Mais de multiples créateurs existaient auparavant et n’ont jamais cessé de peindre. Le Centre d’Art n’a fait qu’amplifier et faire connaître au monde entier le génie de ce peuple.

Haïti est un creuset culturel avec des Taïnos, Caraïbes, Français, Espagnols, Anglais et une trentaine d’ethnies africaines déportées dans l’enfer de l’esclavage avec leur propre culture, leur “Art Nègre” magnifié entre autres par Picasso. Les Houmforts étaient décorés. Ces esclaves produisaient en cachette des sculptures pour leurs rythmes vaudou. Les “vévés dessinés sur le sol au cours de leurs cérémonies et effacés sous les pas des danseurs étaient de véritables chefs-d’œuvre. Leurs sculptures en fer dans les cimetières ont ébloui tous les collectionneurs et les musées dès que Dewitt Peters, créateur du Centre d’Art, les a exposées.

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KARICULTURE.NET : La peinture est partout en Haïti, d’où vient le goût des Haïtiens pour la peinture, l’art pictural ?

Gérald Bloncourt : Haïti est un musée à ciel ouvert, il y a des tableaux exposés partout dans les ruelles, dans les hôtels. Partout, il y a des ateliers. C’est un peuple de créateurs. C’est un pays qui donne des écrivains, des poètes, des peintres, des musiciens extraordinaires. Vous savez, Haïti est un creuset culturel, nous avons eu les Tainos, les Caraïbes, les Espagnols, les Français, les Anglais et 30 ethnies africaines qui sont arrivées avec leurs propres cultures, leurs propres langues et tout ça s’est brassé et de là a jailli toutes ces créations.

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KARICULTURE.NET : Certains pensent que ce sont les aspirations du vaudou qui sont à l’origine de ce sens de la peinture. Qu’en pensez-vous ?

Gérald Bloncourt : Il est évident que le vaudou est une religion qui anime l’ensemble de la paysannerie, l’ensemble du peuple haïtien. Le vaudou, contrairement à ce que l’on a pu dire, est une religion profondément humaine et ce vaudou a pénétré incontestablement l’âme de ce peuple. Le “Serment du Bois Caïman” en est l’exemple.

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KARICULTURE.NET : Certains ne veulent pas que la peinture haïtienne soit dite “naïve”, car ils pensent que cet adjectif dénigre le talent des artistes haïtiens, que pensez-vous de ces expressions “peinture naïve”, “art naïf”?

Gérald Bloncourt : On dit que les peintres haïtiens sont “naïfs”, c’est un peu réducteur. Il y a une diversité de peintres dans le pays, il y a les peintres du vaudou, les peintres du rêve, l’école de Jacmel par exemple, les peintres modernes, les peintres de l’histoire, les peintres surréalistes, tous les peintres ne sont pas naïfs. Tous les courants existent en Haïti. Quand on examine la peinture, on retrouve cette espèce de traces de ce creuset culturel qu’est Haïti. L’essentiel de la peinture haïtienne qui dit le rêve, la colère, qui dénonce l’injustice, la dictature, est une sorte d’arme et c’est ce qui a rendu Haïti célèbre. Presque tous les musées du monde possèdent une collection de peintres bien de chez nous.

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KARICULTURE.NET : Comment peut-on qualifier votre peinture ?

Gérald Bloncourt : Comment me définir? J’en laisse le soin à ceux qui connaissent mon travail. Je ne suis pas un peintre surréaliste mais j’ai été influencé par cette conception de briser ce côté académique pour essayer de happer les choses qui m’émeuvent et de les transmettre de façon quelque fois brute. Je suis imprégné de cette culture haïtienne qui m’habite totalement.

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KARICULTURE.NET : La poésie est très pratiquée en Haïti alors que ce genre littéraire perd du terrain dans le reste du monde. Comment expliquez-vous cet engouement des jeunes pour la poésie ?

Gérald Bloncourt : C’est une question difficile mais je pense que la poésie est un moyen de s’exprimer, disons de façon astucieuse, pour ne pas tomber sur le coup de la répression immédiate. Ce sont des énigmes où passent des idées inattaquables sur le plan de la loi mais qui surtout atteignent les cerveaux. À travers la poésie, les mots ont une certaine force qui dénonce les choses et qui permet de réfléchir.

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KARICULTURE.NET : C’est une forme de marronnage ?

Gérald Bloncourt : Bien sûr, c’est du marronnage. Haïti est vraiment un peuple de poètes, beaucoup de jeunes ont leurs recueils de poèmes.

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KARICULTURE.NET : Vous pratiquez la peinture, la photographie, la poésie (et l’écriture), si vous deviez choisir, quel art préféreriez-vous ?

Gérald Bloncourt : J’occupe ces trois créneaux depuis mon plus jeune âge. Dire, participer, dénoncer, transmettre, voilà des outils que j’utilise en permanence, selon mon inspiration, selon que tel ou tel me semble plus adéquat. Il m’est impossible de choisir ce qui pour moi sont des moyens de communication, d’expression.