Nathalie Hainaut : “Trop de gens continuent à penser que l’art est réservé à une élite”

Arrivée dans l’archipel guadeloupéen il y a 18 ans, Nathalie Hainaut parle le créole couramment et s’est installée comme critique d’art et commissaire d’exposition. Celle qui a eu comme “maître” le romancier, poète et critique d’art Michel Butor (1926-2016) connaît aujourd’hui presque tous les peintres et plasticiens de l’archipel et même certains de la Caraïbe. Ayant fêté cette semaine ses 58 ans, cette Belge qui est devenue Française en 1989 a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans dans plusieurs pays africains. Elle nous dresse, avec des mots simples, un état des lieux des arts visuels en Guadeloupe.

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Kariculture.net : Tu es d’origine belge et cela fait des années que tu vis en Guadeloupe, quand exactement es-tu arrivée dans l’archipel? Qu’est-ce qui t’a conduit dans la Caraïbe? Es-tu partie à l’aventure?

Nathalie Hainaut : Je suis d’origine belge mais je suis devenue française en 1989, pour des raisons “pratiques”, c’était la deuxième fois que je le demandais (…) Je suis une enfant de l’Afrique, j’ai vécu en Éthiopie, au Burundi, au Tchad, en Côte d’Ivoire, mon père travaillait pour le Bureau International du Travail. Je suis arrivée en Europe pour faire des études universitaires, je n’ai passé que des années d’adulte (de 17 à 40 ans) en Europe. Je suis venue en Guadeloupe en 2001 parce que je travaillais sur le tournage du film “1802, l’épopée guadeloupéenne” de Christian Lara. J’avais déjà des amis guadeloupéens de longue date dont beaucoup de gens du théâtre (Luc Saint-Éloy, Jean-Michel Martial…). Trois mois après, je suis venue m’installer ici (fin 2002) parce que j’avais tellement aimé la Guadeloupe et surtout parce que je ne supportais plus la France à cause de la montée du racisme.

Je ne suis pas partie à l’aventure, j’aimais le pays et j’avais vu qu’il y avait beaucoup à faire. Par exemple, il y avait peu de lieux d’exposition mais beaucoup d’artistes et peu de publications, alors, j’ai continué la route professionnelle qui était déjà la mienne en Europe.

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Kariculture.net : Qu’as-tu fait à ton arrivée ici?

N.H. : Les sept premières années dans l’archipel, j’habitais à Marie-Galante, dans la campagne à Capesterre. Je continuais à travailler pour les artistes (écrire des textes, proposer des expositions) et, avec mon compagnon, on avait monté un journal d’information pour l’île qui s’appelait “Ban diw sa”.

J’ai pris beaucoup de risques aux yeux de certains qui m’ont demandé ce que j’allais faire en Guadeloupe parce qu’il n’y avait pas autant de galeries que là-bas dans l’Hexagone (etc.), mais peut-être que la notion de défricheur, d’ouvreur de portes, d’élargisseur d’horizons est plus intéressante que des circuits convenus.

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Kariculture.net : Tu parles parfaitement le créole, comment as-tu appris la langue? Est-il important de connaître la langue du pays pour bien s’intégrer?

N.H. : J’ai eu de la chance car je connaissais déjà des Guadeloupéens, avant de venir ici. J’ai appris le créole en écoutant l’émission de radio “Pòtré Kraché” de mon ami Robert Dieupart tous les après-midis à 14h00, c’était comme la messe. J’ai appris surtout la langue en n’ayant pas peur de parler avec mes voisines (de plus de 75 ans, l’une d’entre elles avait 104 ans) de Marie-Galante qui ne parlaient pas le français donc j’étais donc obligée de parler le créole ; cela donnait beaucoup de séances de rires quand je ne prononçais pas bien. Avec ces dames, j’ai aussi appris beaucoup de choses sur l’histoire orale, les expressions, les “mès é labitid”*, les plantes car j’avais mon jardin, elles avaient le leur et nous échangions beaucoup de conseils…

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Kariculture.net : Tu es critique d’art – et commissaire d’exposition – comment devient-on critique d’art?

N.H. : Bonne question. Ce n’est pas vraiment reconnu comme un métier, on va dire que c’est un titre, une fonction ou une compétence. En général, c’est une sorte d’adoubement: c’est un critique d’art plus âgé qui veille sur toi et, un jour, ton “maître” t’invite à écrire dans un catalogue dont il est le commissaire principal ou le co-commissaire donc c’est une sorte de cérémonie mais qui n’en n’est pas une. Concernant le commissaire d’exposition, ton “maître” t’invite la première fois comme co-critique: il écrit le texte principal et tu proposes aussi un texte donc un autre regard, une autre vision.

La première personne qui m’a invité à écrire et m’a suggéré de continuer quand je lui ai montré mon travail, c’était mon professeur de littérature et directeur de mémoire à l’université de Genève, Michel Butor (écrivain et très grand critique d’art).

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Kariculture.net : Faut-il un “bagage culturel” pour être critique d’art? Quelles sont les connaissances et les qualités nécessaires pour exercer cette fonction?

N.H. : Les gens qui exercent ce “métier” ont fait des études de lettres, d’art, d’esthétique, de philosophie, de sciences humaines car tout ce qui est artistique est la production de l’homme. J’ai une maîtrise de lettres avec la philosophie et l’histoire de l’art comme options.

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Kariculture.net : Tu avais déjà une carrière quand tu es arrivée en Guadeloupe, quels étaient les principaux postes que tu avais occupés auparavant ?

N.H. : J’ai commencé à travailler dans l’art, durant mes études universitaires, dans la galerie Royal Fine Arts à Genève (Suisse) chez Michel Reymondin qui a écrit plusieurs livres sur l’art. En France, j’étais responsable de l’Artothèque au Musée d’Art et d’Histoire à Auxerre en Bourgogne et j’étais assistante, commissaire d’exposition et critique d’art au Centre d’Art de Tanlay où l’on a fait la première rétrospective de Hervé Télémaque en 1999, il avait déjà 40 ans de peinture. J’ai aussi enseigné à l’École nationale supérieure de photographie à Arles. Ma carrière de critique d’art a commencé vraiment en 1995.

En Guadeloupe, j’ai donné des cours d’histoire de l’art, de culture générale et de sémiologie pendant près de cinq ans aux étudiants de la “classe préparatoire art et design” du Centre des Métiers d’Art de Pointe-à-Pitre. Je fais aussi de la recherche universitaire donc je publie dans des revues qui sont liées à des laboratoires universitaires comme le Centre d’études et de recherches en esthétique et arts plastiques (CÉRÉAP) qui est rattaché à La Sorbonne.

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Kariculture.net : Tu connais presque tous les peintres ou plasticiens en Guadeloupe, quelle(s) évolution(s) as-tu constaté dans la peinture au cours de ces vingt dernières années? Que penses-tu de l’augmentation du nombre d’expositions organisées par tous ces artistes guadeloupéens ou artistes d’ailleurs vivant en Guadeloupe?

N.H. : C’est vrai, je connais presque tous les peintres, de Michel Rovélas à ceux qui ont moins de 30 ans. Maintenant, je suis surtout la jeune génération, les artistes émergents. Pendant quinze ans, j’ai écumé les expositions, les vernissages pour être sûre de connaître tout le terrain. Il y a des évolutions. Il y avait déjà une scène artistique quand je suis arrivée mais elle était très discrète, peu visible. Je trouvais aussi qu’il y avait peu de porosité entre les différentes générations car chacune restait dans son territoire, cela a commencé à s’ouvrir vers 2009 avec les événements sociaux de cette année-là mais cela n’a pas duré longtemps…

Concernant le grand nombre d’expositions, c’est une bonne chose. Nous sommes dans un pays libre et tout créateur a le droit de montrer sa création. Il y a énormément d’artistes : ceux qui ont étudié dans des écoles d’art, des autodidactes, ceux qui ont aussi une production littéraire, critique et esthétique, ce qui est intéressant. Mais, il y a ceux également qui ont quitté la Guadeloupe pour des horizons plus radieux parce que le territoire est exigu et qu’il y a un grand manque de lieux d’exposition dignes de ce nom et d’une vraie politique culturelle à l’égard des arts visuels.

Il y a de plus en plus d’expositions individuelles, d’expositions collectives mais il ne faut pas se leurrer : toutes les expositions ne sont pas de qualité et il faut prendre des pincettes pour le dire sans se faire insulter…

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Kariculture.net : En tant que critique d’art, sur quoi te bases-tu pour dire que l’exposition d’un artiste n’est pas bonne?

N.H. : C’est tout un ensemble. C’est déjà le peu d’exigence dans le travail qui va souvent de pair avec un accrochage qui dessert les oeuvres. Ce n’est pas parce que c’est joli que c’est bon, ça peut être apprécié parce que c’est coloré mais c’est plus de la “déco” qu’un vrai travail de création artistique, une réflexion sur la matière, la couleur, c’est bien fait mais “ça ne casse pas trois pattes à un canard”. Et l’artiste n’a pas vraiment de propos, une démarche (…) En général, les artistes qui parlent peu produisent de très bonnes oeuvres parce qu’il y a mûres réflexions, une transcendance dans leur esprit de ce qu’ils n’arrivent pas à dire et qu’ils mettent dans leur art.

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Kariculture.net : Tu as travaillé également avec d’autres peintres et plasticiens caribéens, notamment en 2017 lors de l’exposition collective intitulée Waitikubuli Dreams and Visions” (Rêves et Visions de Waitikubuli) des artistes dominiquais en Guadeloupe…

N.H. : Je travaille sur le bassin caribéen (Guadeloupe, Martinique, Dominique, Haïti). J’ai collaboré avec la Fondation Clément (conférence sur Télémaque), je suis allée au Carifesta à la Barbade avec l’exposition “Carré d’Art de Guadeloupe”, à la Jamaïque. Pour moi, la Caraïbe c’est vraiment le 6e continent surtout en matière de créativité et d’arts visuels avec tous les mélanges, les histoires, il y a un bassin de cultures et de syncrétisme passionnant.

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Kariculture.net : Il y a eu le mouvement Koukara, lancé par des plasticiens comme Lucien Léogane, Klodi Cancelier. Ces artistes valorisaient l’apport de matériaux locaux dans les oeuvres, ils participaient dans beaucoup de foires, d’expositions dans la Caraïbe et ailleurs, que penses-tu de ce genre d’initiatives?

N.H. : C’était très bien. Les artistes caribéens de cette génération avaient moins de moyens mais ils se rencontraient souvent, ils étaient engagés dans des mouvements d’indépendance, dans des politiques de gauche, ils allaient par exemple à Cuba, Porto Rico, il y avait plus d’échanges, des amitiés très profondes sont nées entre eux. Je n’étais pas encore en Guadeloupe à l’époque. Aujourd’hui, la jeune génération se rencontre sur Facebook et ce n’est pas pareil. Il y a eu une tentative de se mettre ensemble en 2009 avec “Awtist Katchimen” mais quelques mois après, les artistes se sont déchirés…

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Kariculture.net : Y-a-t-il une peinture guadeloupéenne?

N.H. : À mon avis non, mais il y a des thématiques qui reviennent qui sont liées à l’histoire (héritage amérindien, traite négrière, colonialisme etc.). La première expression d’une peinture ou d’une palette guadeloupéenne, je l’attribuerais à Michel Rovélas qui a exposé pour la première fois en 1962. Il me dit souvent : “ne vas pas dire cela partout, il n’y avait que dix personnes et c’était des copains”, et je lui réponds: “oui, mais c’était un début”.

Centre des Métiers d'Art 17 D

Kariculture.net : Faut-il laisser chaque artiste s’exprimer à sa manière sans lui imposer un schéma de pensée?

N.H. : Je suis assez pour cela. Je suis tout-à-fait d’accord qu’il faut reconnaître des styles, des récurrences thématiques. Je dirais que l’art contemporain guadeloupéen ou caribéen ne veut rien dire, l’expression artistique est universelle. Il faut laisser les gens s’exprimer comme ils le veulent et c’est plus par les sujets qu’ils traitent ou les propositions qu’ils peuvent faire que l’on peut après les “remettre dans leur famille d’origine”. Vivre est un art mais être un artiste n’est pas une nationalité ni une appartenance à un continent. Un artiste est un créateur, et ce n’est pas un mot innocent, la seule autre “personne” qui porte le nom de “créateur”, c’est le “grand barbu”, c’est donc un grand privilège…

CMA portes ouvertes 16

Kariculture.net : Selon toi, les artistes peintres ou plasticiens de Guadeloupe n’ont rien à envier aux autres, ils sont “exportables” et ils peuvent participer aux grandes événements qui se déroulent dans la Caraïbe, en France ou dans d’autres pays européens ou ailleurs?

N.H. : J’ajouterais les photographes. Il y des artistes de Guadeloupe partout (Japon, Afrique du Sud etc.). L’an dernier, le Pavillon des Îles de la Guadeloupe était à la Biennale de Venise en Italie avec 3 artistes (Joël Nankin, Jean-Marc Hunt et François Piquet). L’internet a un avantage : il les rend visibles; et quand ils sont invités par des gens qui ne sont pas de notre cercle, cela veut dire que la voie est ouverte ; quand ils sont choisis par des gens qui ne sont pas de notre circuit, c’est ainsi que commence la reconnaissance internationale…

Expo Connivence 2-9

Kariculture.net : Tu as entendu parler d’Indigo qui rassemblait des artistes de Guadeloupe et de la Caraïbe dans les années 1990, aujourd’hui, il y a la Pool Art Fair, que penses-tu de ces grands événements artistiques dans notre archipel?

N.H. : Je ne peux pas les comparer. Indigo était un vrai mouvement artistique, spirituel et politique, la Pool Art Fair c’est du business. Le monde de l’art a changé au cours de ces dix dernières années et pour certaines choses pas en bien (…)

Cependant, il faut ce grand rassemblement, il faut de tout mais avec beaucoup de professionnalisme et il ne faut pas mélanger les artistes qui ont une pratique d’amateurs avec des artistes professionnels.

Exposition Dominique en Guadeloupe 7

Kariculture.net : Tu as travaillé récemment pour le Conseil Départemental de la Guadeloupe, en quoi consistait ta mission?

N.H. : J’étais pendant 9 mois – de juillet 2018 à avril 2019 – responsable du fonds d’art contemporain à l’Habitation Beausoleil. On a accueilli six expositions et plusieurs milliers de visiteurs. Le fonds compte un certain nombre d’oeuvres mais seulement une centaine a été répertoriée, catégorisée, étudiée et évaluée. J’ai travaillé pour le fonds d’art avant qu’il n’existe physiquement puisque j’avais participé à la mise en oeuvre du lieu actuel, j’avais déjà fait ses deux catalogues et j’avais suggéré que la photographie rentre dans les collections, maintenant il y a une dizaine de photographies.

FBOM - Christophe Chassol 10

Kariculture.net : Comment une collectivité locale (par exemple, le Conseil Départemental de la Guadeloupe) réalise-t-elle son fonds d’art?

N.H. : C’est un peu délicat. Il y a des oeuvres qui ont été reçues en échange de la location d’une salle, d’autres ont été offertes par des artistes et, depuis la création de ce fonds, je dis (et je ne suis pas la seule) qu’il faut une commission d’achat avec des gens différents – un professeur d’arts plastiques, un représentant de la société civile etc. – mais, à chaque fois, ils achètent les oeuvres entre eux après les petits fours (…).

Vernissage-Pool-Art-Fair-2019-48

Kariculture.net : Penses-tu que nos collectivités locales valorisent notre peinture?

N.H. : Il y a eu des balbutiements du côté des deux grandes collectivités, ces derniers temps davantage du côté du Conseil Régional de la Guadeloupe. Il ne faut pas faire juste des “one-shots” ou des “buzz”, il faut avoir une vraie politique culturelle, un enseignement, des compétences, une évaluation du travail réalisé car il y a trop d’associations avec des gens qui ne sont pas dans la culture mais qui utilisent ce biais-là pour leur gloire et leur enrichissement personnel (…) Il faut une action sur le long terme en impliquant tout le monde et non un clan, il faut que les artistes soient satisfaits, il faut absolument avoir pour les expositions des publications, des visites pédagogiques, des conférences. À cause de ces comportements, trop de gens continuent à penser que l’art est réservé à une élite, je lutte contre cela, l’art c’est pour tout le monde.

*Us et coutumes