Agnès Djafri: “J’ai beaucoup de chance d’être Guadeloupéenne et de vivre ici”

Du 30 avril au 22 mai 2022, Agnès Djafri a présenté son exposition intitulée “Croisement entre deux vagues” à la mairie de la commune de Baillif. Kariculture a eu l’occasion de discuter avec cette artiste peintre née d’une mère guadeloupéenne et d’un père algérien qui décrit son art comme une figuration libre et intuitive.

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Kariculture : Comment as-tu obtenu cette opportunité d’exposer à la mairie de Baillif?

Agnès Djafri : C’était une invitation de la mairie de Baillif qui, désormais, souhaite organiser des expositions artistiques dans son hall d’accueil où il y a des cimaises, c’est grand, c’est aéré avec une belle lumière. Je suis la seconde de cette liste, avant moi, il y a eu Joselita Guayroso qui m’a invitée à son tour et moi, j’ai fait part de cette opportunité à d’autres artistes puisque je pense, comme Madame le Maire, que c’est important que l’art circule, que tout le monde ait accès à l’art, que ce soit le public de Baillif, Basse-Terre et des alentours, c’est bien de ne pas rester que dans la zone urbaine pointoise ou au Gosier où on se connaît tous, on voit tout le temps les mêmes personnes, c’est très bien, mais c’est bien aussi d’aller ailleurs.

Kariculture : Pourquoi cette exposition s’intitule-t-elle “Croisement entre deux vagues”?

A. D. : Depuis mars 2022 jusqu’à aujourd’hui mai, j’ai participé à environ 8 événements artistiques. C’était vraiment entre deux, j’étais à Valombreuse dans une galerie d’art, j’étais à l’hôtel Arawak et, en même temps, je sortais d’une résidence d’artistes avec le Conseil Départemental de la Guadeloupe au Fort Fleur d’Épée. Donc, j’étais dans ce monde très “touffu” artistiquement parlant mais j’avais ce besoin qu’on me suive dans mon sillage et de faire découvrir mon monde parce qu’à chaque fois que j’expose, le grand moment c’est la rencontre avec le public, ce moment où il y a des gens qui voient des choses que je n’ai pas forcément vues, qui étaient dans mon inconscient, des émotions qui naissent dans ces personnes, des besoins de partager qu’elles ont… Ce sont des moments vraiment très précieux et je me suis un peu laissé emporter par ce mouvement, par cette vague jusqu’à Baillif, et je sais que ce n’est pas la fin de la saison pour moi…

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Kariculture : Combien d’oeuvres composent cette exposition ?

A. D. : Il y a une douzaine de tableaux. C’est une rétrospective parce que je fais démarrer l’exposition avec des toiles de 2018 jusqu’à 2022 pour montrer justement à ce public qui ne me connaît pas et que je ne connais pas non plus, le travail que j’ai réalisé ces dernières années. C’est une forme de présentation. Il était nécessaire, quelle que soit l’exposition, que je raconte une histoire. J’ai présenté mon travail sur la peinture, la poésie et la philosophie, ce sont mes grands domaines de prédilection.

Kariculture : Comment est le public? Est-il timide?

A. D. : Le public est timide, pour l’instant, parce que ce n’est pas un lieu d’exposition classique, ni habituel, ce n’est que la deuxième exposition donc les gens n’ont pas encore d’habitude mais au vernissage, il y a eu beaucoup d’invités, beaucoup d’artistes de la région qui sont venus. Je n’ai pas le bilan comptable du nombre de passages parce que je ne suis pas là tous les jours, vivant au Gosier, je suis là une fois par semaine mais ce sont de belles rencontres et c’est nécessaire. Je pense que même si je ne suis pas là, les toiles parlent d’elles-mêmes, j’ai des mots sur le livre d’or, parfois des gens me laissent des numéros de téléphone pour que je puisse les contacter lors d’une prochaine exposition, pour pouvoir me suivre.

Kariculture : Tu donnes la priorité plutôt à la promotion qu’à la vente? Tu te fais d’abord connaître?

A. D. : C’est un tout. En fait, c’est surtout le fait de rencontrer les gens. Quand on est artiste, on est beaucoup dans son atelier seul, la solitude fait partie de notre façon de vivre et d’être, j’en suis très heureuse, mais il y a l’autre moment, où l’on montre son travail et ce moment de partage, c’est du bonheur.

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Kariculture : C’est là que les oeuvres commencent à vivre…

A. D. : Voilà, ça n’a vraiment pas de prix. Après, on fait des ventes, l’oeuvre continue son histoire personnel chez quelqu’un d’autre. Je garde des liens avec les acheteurs très souvent. Ma première toile, je l’ai vendue, je me souviens, à des Luxembourgeois de passage en Guadeloupe, je devais être au lycée à cette période-là, je ne sais plus, mais j’ai commencé à vendre très tôt.

Kariculture : On est dans une période de Covid ou post-Covid, on ne sait pas trop, et toi, tu arrives à avoir plusieurs expositions, à être toujours entre deux vagues, deux eaux, comment expliques-tu cela? Tu crées l’événement?

A. D. : Je crée l’événement, en effet. Quand, j’ai repris les expositions en 2018 avec la Pool Art Fair, je l’ai faite chaque année cette Pool Art Fair, même pendant la période de confinement où elle a eu lieu en 3D. J’ai aussi ouvert mon atelier et j’invitais les artistes à faire comme moi, j’étais vraiment très dynamique et je n’ai pas eu de ressenti négatif de cette période-là. C’était une période qui était différente mais très enrichissante donc quand j’ouvrais ma maison au public, je recevais les gens masqués mais ils étaient heureux d’être toujours en lien avec l’art.

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Kariculture : Cela manquait?

A. D. : Oui, ça manquait, la vie continuait et je faisais partie des rares artistes à oser, je n’avais pas peur. J’ai osé et cela s’est très bien passé pendant les deux ans jusqu’à fin 2021 où je suis allée à Montreuil. J’ai répondu à une invitation d’une photographe et j’ai exposé pendant trois jours là-bas pendant les Portes Ouvertes d’Ateliers et, là aussi, c’était des rencontres formidables de tellement de pays différents, c’était un enrichissement perpétuel. Donc, c’est la suite de tout cela, de toutes ces petites graines semées malgré moi qu’aujourd’hui en 2022, premier semestre, j’aurai comptabilisé presqu’une dizaine d’expositions.

Kariculture : J’ai l’impression que c’est maintenant que l’on entend vraiment parler d’Agnès Djafri…

A. D. : Je suis discrète et je ne cours pas après les médias, quand on vient à moi, je suis très heureuse mais le principal pour moi, c’est de rencontrer les gens. J’avance très lentement. J’ai repris vraiment tout doucement parce qu’après l’école d’art, j’ai fonctionné en Martinique et Guadeloupe, j’ai fait des expositions, beaucoup de fresques murales, j’avais une marque de vêtements que je peignais à la main avec des pétroglypes taïnos, arawak etc. Puis, je suis “tombée” dans la communication, je dis “tombée” parce que c’est tellement chronophage la communication qu’au bout de quelques années, on se retourne et on dit :“Mon Dieu, ça fait trop longtemps que je suis là-dedans et que j’ai oublié mes pinceaux quelque part, ils sont tout poussiéreux!”. J’ai eu besoin d’arrêter net, et j’ai vraiment arrêté en 2015 tout ce que je faisais, j’ai abandonné un poste important dans un groupe pour reprendre mes pinceaux et me préparer comme une marathonienne. C’était un très beau moment mais ce n’était pas ma vie d’artiste. Ma première exposition de reprise était en 2018 avec la Pool Art Fair. En effet, ça ne fait pas si longtemps que j’ai repris…

Kariculture : Pendant combien d’années as-tu arrêté la peinture?

A. D. : Trop longtemps, on va dire une douzaine d’années.

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Kariculture : Tu ne peignais pas du tout?

A. D. : Non, j’écrivais. Je faisais des petites choses en cachette mais je ne montrais rien, je ne partageais rien, à ce moment-là.

Kariculture : Revenons à cette exposition qui représente quatre années de travail. L’eau est un thème développé, pourquoi?

A. D. : L’eau, c’est un thème qui revient depuis le début et qui va toujours être là parce que c’est quelque chose d’essentiel, c’est un véhicule mais ça nourrit ma philosophie de vie aussi. Ne pas oublier d’où on vient.

Kariculture : La toile intitulée “Stigmates” dans quel thème la classes-tu?

A. D. : C’est le travail sur soi. En fait, quand Habdaphaï (peintre) m’a proposé ce thème de “Po chapé”, j’ai gratté un peu plus et je suis allée au-delà en me disant qu’on ne peut pas juger les gens sur ce qu’ils pensent être bon pour eux. Notre histoire nous a été cachée pendant si longtemps, on l’a découverte depuis peu de temps donc on a l’impression d’en parler beaucoup, on l’a découvre encore tous les jours… Donc, le temps que l’on prend pour faire les choses, pour les comprendre, pour se comprendre, pour se connaître, est important, quelle que soit la couleur de peau, d’où on vient (…).

Kariculture : Comment définis-tu ton art?

A. D. : C’est une figuration libre et intuitive. Je n’aime pas être dans une case parce que j’ai la liberté d’être artiste, j’ai cette chance d’être artiste, ce n’est pas pour me mettre dans une case (…).

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Kariculture : Tes couleurs de prédilection sont le bleu et le jaune et tu mélanges très rarement les couleurs…

A. D. : Mes couleurs sont franches, brutes, sorties du tube parce que je peins rapidement, je veux dire les choses et ne pas laisser l’émotion m’emporter (…) Mais il arrive, comme en ce moment, que je travaille le monochrome avec des couleurs assez neutres comme les gris, les noir, les beige parce que ça fait partie de la chose que j’ai à dire. La couleur est très importante, chaque moment a sa couleur.

Kariculture : Pourquoi le bleu et pourquoi le jaune?

A. D. : Parce que ce sont des couleurs primaires et que j’étais, à la base de mon travail, sur des choses plus basiques que j’avais besoin d’instituer. Mes thèmes, mes couleurs, j’avais besoin de poser les choses dans une forme de contrôle pour après me libérer et être plus dans l’intuition et faire confiance à ce que je suis, à ce que je ressens, ce que j’ai envie de dire, à ce qu’on m’a transmis, ce que j’ai appris. J’ai beaucoup de chance d’être Guadeloupéenne et de vivre ici. Je reconnais ma chance et même si j’ai d’autres origines, aujourd’hui, je ne leur cours plus après parce que je n’ai pas eu cette transmission ; mais maintenant que j’ai lâché prise, j’ai 54 ans, j’ai ma propre calligraphie, ce qui est important dans un pays comme l’Algérie ; dans cette civilisation, la calligraphie est quelque chose de primordial. En ayant lâché prise, je constate avec le recul que, depuis le lycée, je dessinais mes propres lettres et je ne m’en étais pas rendue compte, je n’avais pas conscientisé que je faisais cela et, aujourd’hui, je les intègre dans mes toiles. Dans mon travail de 2022, j’ai intégré la calligraphie, j’ai intégré le travail sur les mots aussi, le sens des mots parce que j’écris un peu, tout cela a pris plus d’ampleur, mon travail est plus global avec ce que je me rends compte de moi, mon puzzle se met en place.