Micheline Souprayen: “Je n’ai plus besoin de dire autant de choses par la peinture”

L'artiste guadeloupéenne Micheline Souprayen

Du 24 au 29 novembre dernier, Concept’Art a proposé “Contrast”, une exposition composée d’oeuvres de Micheline Souprayen et Jérôme Sainte-Luce, à la galerie L’Art s’en Mêle au Gosier. Même s’il s’agissait d’une exposition commune, nous avons choisi de donner séparément la parole à ces deux artistes afin qu’ils expliquent pleinement leur démarche.

Originaire de Capesterre Belle-Eau, Micheline Souprayen peint depuis sa plus tendre enfance et a approfondi ses connaissances artistiques en étant auditrice libre aux Beaux-Arts de Paris et élève des ateliers de Paris. À l’occasion de cette exposition, elle a offert aux visiteurs un voyage à travers la vie d’une grand-mère, avec des oeuvres de couleurs sobres dessinées sur papier et sur toile.

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Kariculture.net : Comment as-tu préparé cette exposition intitulée “Contrast”?

Micheline Souprayen : Tout a commencé avec ces 5 dessins que j’ai sortis des tiroirs, comme des vieux papiers; ce sont des dessins que je n’avais jamais montrés. J’ai voulu vraiment aller dans un monde de l’enfance et peut-être même y rester. Peut-être un retour en moi-même. Ce sont des oeuvres réalisées vers 2015, ce sont des dessins en acrylique sur papier. La majeure partie sont des visages d’enfants, de douceur, de tendresse.

Kariculture.net : As-tu été inspirée par toutes ces personnes?

M. S. : Pas du tout. C’est un amalgame d’images que je vais voir, que j’ai en moi. Parfois, ce sont des images déformées, réinterprétées. Et puis c’est le plaisir de travailler avec très peu de couleur, d’essayer de dire très peu de choses avec des tons terre d’ombre.

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Kariculture.net : Comment as-tu relié ces cinq dessins à toutes les autres oeuvres ?

M.S. : Pour continuer, je suis restée toujours sur des dessins sur le thème de l’enfance et j’ai réalisé 14 dessins sur l’ami invisible. C’est une présence invisible qui vient prendre place dans le jeu de l’enfant et qui aura toutes les qualités qu’il souhaite. Tous les enfants sont visités par cet ami invisible qui rend leur enfance hyper merveilleuse. C’est pourquoi les enfants s’inventent des amis, des doudous, ils ont des parents de substitution quand ces derniers ne sont pas disponibles. Cela déclenche aussi la créativité puis on grandit, on perd cet imaginaire, on devient sérieux. J’ai associé ces petits personnages – l’ami invisible – dans les dessins. Les enfants peuvent dessiner ces petits êtres automatiquement mais c’est plus difficile quand on est adulte car on n’a plus cette innocence pour le faire. Quand je vois les oeuvres de Jérôme et les dessins de style amérindien, je me dis qu’il y a une certaine ressemblance entre nous, même si le thème de l’exposition est “Contrast” (…). On retrouve dans ce travail l’enfance, la certitude quand nous étions enfants d’être aimés de nos parents. J’ai gardé le même style graphique et très peu de couleur.

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Kariculture.net : Puis, tu laisses les oeuvres sur du papier de petit et moyen format pour travailler sur de grandes toiles. Pourquoi ce changement?

M. S. : Quand j’ai fini ces 14 dessins, j’ai eu un besoin d’espace. Je suis allée sur la toile mais avec le même style graphique, on voit le crayon, le dessin, l’acrylique, les couleurs sobres. J’ai voulu représenter la mère et des images qui m’ont traversée. Ici, c’est une scène de drague de rue; Tout se joue dans la rue. Les hommes, quand ils draguent dans la rue, il faut que tu regardes, que tu ailles dans leur sens, ils sont regardés et il faut ça marche ; les mères aiment quand leur fils drague car il est en puissance mais malheureusement, les mères ont trop tendance à projeter sur leur fils ce qu’elles ont vécu avec un homme. L’émancipation de la femme passe beaucoup par les femmes elles-mêmes, les femmes sont victimes des hommes mais elles reproduisent souvent ce qu’elles ont vécu et on est dans un cercle vicieux. Cette jeune fille est en colère alors qu’elle aime le jeune homme qui la drague (…). En fait, j’ai voulu montrer la complexité des sentiments amoureux : on peut aimer mais on n’est jamais aimé par la personne qu’on voudrait, la personne qu’on aime, on n’arrive pas à l’atteindre etc.

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Kariculture.net : Quel est le lien entre ces enfants, cette jeune fille et cette grand-mère?

M. S. : Cette scène de drague concentre tout : la petite fille, la femme, la mère, la grand-mère. Il s’agit d’un voyage dans la vie de la grand-mère. Elle a dépassé toutes les passions, elle a subi des choses de la vie, elle a acquis une certaine indépendance intérieure donc elle est plus libre pour aimer ses enfants sans entrave. La grand-mère, c’est le symbole de la vie. C’est pourquoi j’ai utilisé ces couleurs sobres, cette terre d’ombre pour peindre.

C’est comme si je retournais dans mon passé avec des visages de femmes indiennes qui m’ont entourée, des femmes que je connais (…).

Kariculture.net : Pourquoi y-a-il autant de femmes parmi les oeuvres que tu proposes dans cette exposition?

M. S. : C’est une coïncidence, hier c’était la “Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes”. Parce je suis une femme, je m’intéresse à la femme, à ma mère et à moi-même en tant que femme. Il y a beaucoup à dire sur les femmes. L’émancipation passe beaucoup par la société et tant que la société n’évoluera pas, ne donnera pas toute sa place à la femme, elle sera coincée.

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Kariculture.net : Parmi toutes ces femmes, y en a-t-il une qui a vraiment existé?

M. S. : Non. Là aussi, je me suis inspirée d’images, j’ai fait un montage, ce n’est pas de la reproduction, ce n’est pas intéressant. C’est comme si j’avais envie de sortir toujours des images des tiroirs.

Kariculture.net : Selon toi, la femme “potomitan”, celle qui arrive à tout concilier, n’existe plus?

M. S. : Aujourd’hui, la femme antillaise veut dépasser tous ces stéréotypes : femme gentille, “potomitan” etc. On a toujours dit qu’elle était le “potomitan”, elle en était fière, maintenant, elle ne veut plus être ce “potomitan” parce tout repose sur elle tandis que l’homme est en train de batifoler (…). L’état de la femme est en pleine mutation, elle est prise par de nombreuses obligations, elle est femme, épouse, mère, elle doit travailler pour s’insérer dans la vie sociale, s’ouvrir à plein de choses et c’est très bien mais, en même temps, elle n’a plus beaucoup de temps pour les enfants. Ils sont les plus touchés, pour moi, par cette émancipation des femmes.

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Kariculture.net : Contrairement à tes précédentes toiles, celles-ci sont plutôt “dépouillées”, c’est la période que nous vivons qui t’inspire ce “dépouillement”?

M. S. : C’est vrai que j’avais tendance à remplir toutes mes toiles avant. Je suis passée du dessin sur papier au dessin sur la toile, c’est important de le dire, et non de la peinture sur la toile. Il a fallu que ce soit vraiment comme l’esprit du papier, le blanc de la toile fait partie du travail, ne pas y toucher et laisser des traces de crayon. Mais, j’avais aussi besoin de faire le vide (…).

Kariculture.net : Ce besoin de s’alléger artistiquement était dû à quoi? Au confinement à cause de l’épidémie de Covid-19?

M. S. : C’était aussi dû à cela mais cela fait partie de notre cheminement, on avance dans le temps, on se pose des questions. Le confinement a renforcé notre questionnement, on s’interroge sur l’essentiel (…) Je pense que cela va de plus en plus se traduire dans mon travail. Au départ, on avait l’impression que j’avais tellement de choses à dire, que j’étais muselée alors j’utilisais tout l’espace sur la toile, je ne sais pas trop bien parler avec la parole.

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Kariculture.net : Cela signifie-t-il que tu es plus en paix dans ta production? Tu t’exprimes moins sur la toile mais les messages sont plus forts?

M. S. : Plus en paix avec moi-même, plus en accord avec moi-même. Je n’ai plus besoin de dire autant de choses par la peinture. J’ai mis un peu d’ordre. Je me suis plus centrée sur moi-même pour aller vers les autres.

Kariculture.net : Que représentent pour toi le blanc et le noir?

M. S. : Je ne vais pas dire le clair-obscur mais c’est le fait de mettre en contraste, faire ressortir les choses, mais pas forcément les mettre en opposition.

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Kariculture.net : C’est ici que l’on retrouve le thème de l’exposition “Contrast”?

M. S. : Oui, on peut dire cela. Mais c’est vraiment aller à l’essentiel, dire les choses rapidement.

Kariculture.net : Comment as-tu vécu le confinement? Qu’as-tu fait pendant toutes ces semaines?

M. S. : En fait, j’ai pensé qu’il fallait veiller sur moi, sur ceux que j’aime, c’était très important, j’ai vu cette période comme cela, sans paniquer. Je pense que c’est un chemin que j’avais commencé à prendre. J’ai aussi travaillé.

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Kariculture.net : Quelles traces cette période de Covid-19 laissera-t-elle sur l’art, les artistes?

M. S. : L’art contemporain a pris beaucoup d’importance, depuis quelques années, beaucoup de notions ont changé par rapport à l’époque classique. Avec l’art contemporain, l’artiste est mis en avant autant que son travail, la personnalité de l’artiste est très importante dans son travail. Est-ce que c’est à ce niveau que cela va changer? Va-t-on plus se concentrer sur l’oeuvre et moins sur l’artiste? Je ne sais. Je me demande s’il n’y aura pas un tournant dans l’art contemporain et si on ne va pas retourner vers quelque chose un peu comme quand on est parti de la Renaissance pour retourner vers l’Antiquité. Est-ce que l’homme sera le centre de tout? Et l’individualisme qui va beaucoup avec le capitalisme? (…).

* Toutes les oeuvres de Micheline Souprayen peuvent être vues à la galerie CONCEPT’ART à la Voie Verte, Jarry, Baie-Mahaut. Franck Thévenaud: 0690 436446