
Il y a plus de 50 ans, la guadeloupéenne Andrée Monchéry, connue sous le pseudonyme de Winny Kaona, choisit la biguine. En 1994, l’immense artiste qu’était Moune de Rivel, surnommée “La Grande Dame de la Biguine”, lui demande de sauvegarder ce patrimoine musical traditionnel. Seule mais volontaire, la chanteuse et comédienne oeuvre sans relâche avec ses propres moyens financiers afin de réussir cette mission. Kariculture.net a rencontré Winny Kaona, cette artiste qui a décidé d’aller à contre-courant des influences musicales et qui possède d’autres talents artistiques.
En pénétrant dans l’appartement de Winny Kaona à Pointe-à-Pitre, on est tout de suite plongé dans une atmosphère artistique. De nombreuses toiles sont accrochées aux murs et l’indispensable piano trône au milieu du salon. Tout de suite, la maîtresse de maison vous met à l’aise et la discussion peut se poursuivre pendant des heures dans une parfaite simplicité. Mais on n’oublie pas que celle qui nous parle représente un pan de notre richesse culturelle. Nous l’écoutons alors raconter son parcours, “un parcours en chansons mais pas uniquement, un parcours parsemé d’embûches et d’émotions partagées”, dit-elle.
Sa rencontre avec le chant et la musique s’est faite durant sa plus tendre enfance. En effet, cinquième d’une famille de neuf enfants, son père Andréa qui souhaite un fils la prénomme Andrée, Marilyne sera son second prénom. Véritable boute-en-train, elle passe ses vacances scolaires dans la maison de campagne de ses parents à Petit-Bourg et elle n’échappe pas aux fessées et aux punitions. Malgré l’amour de ses proches, la petite Andrée se sent parfois incomprise mais son âme artistique lui permet de s’échapper du monde réel et de se réfugier dans son monde imaginaire.
Une chanteuse en herbe
Nous sommes dans les années 1960 et un jour se produit LA révélation : elle entend la voix de Moune de Rivel à la radio. À partir de ce moment-là, la célèbre artiste sera son modèle. Andrée a 9 ans lorsqu’elle dit à sa mère qu’elle veut devenir chanteuse et comédienne comme “Femme” de Rivel (le créole étant interdit dans la maison familiale, elle a alors remplacé “Moun” par “Femme”). Elle se souvient encore de la réaction furieuse de celle-ci : “Quoi? Veux-tu répéter”?, s’est-elle écriée. Et elle a poursuivi : “chanteuse? comédienne? Ce n’est pas un métier, ça! Parce que c’est avec ça que tu penses gagner ta vie? (…) Institutrice, médecin ou avocat, ça oui. Un métier noble. Étudie pour décrocher ton baccalauréat ce qui te permettra de faire des études sérieuses et d’avoir un bon métier!” Elle suit alors les conseils de sa mère mais sa soif de lumière reste intacte. Andrée continue à écouter à la radio les vedettes à la mode : Henri Salvador, Gilles Sala, Léona Gabriel, Gérard LaViny et surtout Moune de Rivel, son idole. En effet, tous les jeudis soir à 20 heures, la fillette écoute religieusement sur les ondes de l’ORTF l’émission “Charmes de Paris” animée par la célèbre artiste sans savoir que celle-ci deviendrait plus tard son mentor.
Premiers pas sur scène
Elle apprend des chansons ; elle chante seule mais elle chante aussi devant ses parents, ses frères et soeurs : “après le dîner, la grande table en mahogany, une fois débarrassée de son cirée de protection faisait office de scène. Vêtue d’une chemise de nuit à bretelles en coton et d’une culotte de la marque “Petit Bateau”, toute tremblante, je dévoilais mes aptitudes sous le regard médusé de ma famille, mon premier public”, raconte Winny.
Puis, arrivent les années au lycée de Baimbridge à Pointe-à-Pitre. Elle a 15 ans quand elle fait ses premiers pas sur scène devant un vrai public avec l’orchestre “Les Yankees” des frères Alexis du Raizet dans la ville des Abymes. Le groupe se produit lors des soirées de gala du Rotary Club, des fêtes communales et des fêtes lycéennes. Puis, la jeune Andrée part pour la France afin d’y poursuivre ses études à l’École des Cadres de Vichy. Deux ans plus tard, elle obtient son diplôme d’Assistante de Direction de l’Industrie et du Commerce. Elle travaille là-bas mais aussi au Canada puis, elle revient aux Antilles pour travailler en Martinique et en Guadeloupe. Elle est notamment l’assistante de direction de la Délégation Régionale Antilles du VVF puis elle crée sa propre agence de relations publiques.
La naissance de Winny Kaona
N’ayant pas oublié le chant, bientôt, Andrée se trouve devant un dilemne : continuer son travail administratif avec une voie toute tracée ou entreprendre une carrière artistique avec des hauts et des bas? Elle choisit de mener de front ses deux carrières. La jeune femme a 28 ans. Elle s’inspire alors de deux femmes de tempérament pour composer son pseudonyme Winny Kaona : Winny comme Winny Mandela, l’ancienne épouse du militant contre l’apartheid devenu Président de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela, et Kaona comme Anacaona, la cacique taïno de l’île d’Hispaniola pendue par les Espagnols au 16e siècle.
Très vite, elle comprend qu’elle ne doit compter que sur elle pour réussir ce nouveau défi. Déterminée, elle produit elle-même son premier album.
En outre, trente années après avoir découvert Moune de Rivel à la radio, Winny a enfin l’opportunité de la rencontrer grâce à un ami. Elle lui téléphone d’abord pour prendre un rendez-vous, cette dernière lui répond d’une voix plutôt sèche : “Je ne reçois plus mes compatriotes mais puisque vous venez de la part d’un ami, je vous attends”.
La rencontre avec Moune de Rivel
Aujourd’hui, avec beaucoup d’émotion, Winny utilise ses talents de comédienne pour raconter dans les moindres détails cette première rencontre qui sera un tournant dans sa carrière. “J’avais acheté un bouquet de fleurs de couleur pourpre, la couleur préférée de Moune de Rivel. Je me revois tremblante, sonnant à la porte bleue de cet appartement que lui avait légué sa mère au 11, rue Jules Chaplain dans le quartier de Montparnasse à Paris. Elle m’a ouvert, elle portait une robe de chambre de couleur pourpre, je me suis installée devant une table recouverte d’une nappe pourpre. “Qui êtes-vous?”, m’a t-elle demandé. Je lui ai donné mon nom et je lui ai dit toute l’admiration que je lui portais depuis mon enfance. Lorsque je lui ai dit que j’aimerais chanter ses chansons, Moune de Rivel m’a répondu catégoriquement : “je ne donne pas mes chansons à n’importe qui!” Puis, elle a ajouté : “Ça n’a pas d’importance!” en s’asseyant devant son piano. J’étais dans tous mes états et j’étais incapable de lui donner la tonalité de la chanson que je voulais interpréter. C’était le titre d’Al Lirvat, “Cé Ou Menm ki Lanmou”. J’ai commencé à chanter et juste avant le refrain, Moune de Rivel a bondi de son tabouret, m’a enveloppé de ses bras en s’écriant :”Oh, ma chère Andrée, enfin quelqu’un de mon pays, de ta génération qui s’intéresse à moi! Demande-moi tout ce que tu veux, je te donne toutes mes chansons qui vivront après ma mort. Merci, merci du fond du coeur!”
Moune passe le flambeau à Winny
À partir de ce moment-là, naît alors entre les deux artistes une amitié filiale avec des échanges de lettres et des appels téléphoniques réguliers. En 1989, après le passage du cyclone Hugo en Guadeloupe, Moune de Rivel la chanteuse, musicienne, animatrice de radio, actrice, productrice mais aussi peintre connue au plan international retourne au pays après des années d’absence. Elle a dans sa valise un portrait de Winny Kaona qu’elle a réalisé. Elle a aussi écrit une chanson inédite à sa “fille spirituelle”, “Apel Gwo ka la”. En 1993, Winny et Moune se produisent ensemble à la Salle Adyar à Paris, elles sont accompagnées par le pianiste guadeloupéen Alain Jean-Marie. À chacune de ses apparitions publiques, Moune de Rivel parle de ce lien affectif et artistique qui l’unit à son “héritière”, Winny Kaona.
L’année suivante, Winny Kaona décide de produire en l’honneur de son mentor un spectacle intitulé “Rencontre de la Chanson Traditionnelle Créole d’Hier et d’Aujourd’hui” au Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre. C’est tout naturellement que Moune lui propose d’assurer la première partie du concert. Le 19 novembre 1994, devant un public très nombreux, la célèbre Moune de Rivel qui a fait connaître la biguine à travers le monde déclare : “Je lègue mon flambeau de chansons à Winny Kaona et je remercie Emma, sa maman, de m’avoir donné sa fille (…).” Si Winny est fière d’avoir été choisie, elle mesure également la responsabilité qu’un tel héritage lui incombe.
Une carrière artistique bien remplie
Moune qui est repartie à Paris la soutient dans ses lettres et ses appels téléphoniques. “Je t’observe de loin et je suis fière de ton talent, de ta persévérance. Accroche-toi, je suis là. Ta mission est de faire aimer, de faire chanter et de transmettre cet héritage aux générations futures, comme je l’ai toujours fait (…)”, lui déclare-t-elle.
Malheureusement, Moune de Rivel ne verra pas tout le parcours de sa “fille spirituelle” à cause de la maladie, elle s’éteint le 27 mars 2014 à l’âge de 96 ans à Paris. En hommage à cette “Grande Dame de la chanson traditionnelle”, Winny écrira le titre “Ma Clé de Sol s’en est Allée”. Elle constate également que Moune est partie trois jours avant son anniversaire et trois semaines avant la présentation de son nouveau spectacle sur “le 33, rue Blomet” à Paris, un lieu mythique du début du 20e siècle ayant contribué à l’essor de la musique antillaise.
Depuis plus de 50 ans, Winny Kaona s’emploie à promouvoir la biguine. Elle produit ses 18 albums ; elle édite plusieurs ouvrages dont la célèbre “Anthologie de la Biguine” parue en 2007 (aujourd’hui épuisée), “Farine et Cendres,Confessions d’Îles Guadeloupe” (2010) ainsi que le livret “Moune a Tout’ Moun” (2012) ; elle écrit et met scène le conte musical intitulé “Légende de la Forêt Calouceara” en trois parties de 2001 à 2014 avec la participation de plus de 700 écoliers des villes de Pointe-à-Pitre et de Baie-Mahault afin de les sensibiliser à la protection de l’environnement ; elle présente plusieurs spectacles dont “Le Bal Nègre de la Rue Blomet” (2014) et des hommages à sa “mère spirituelle” en 2015 et 2016. Généreuse, elle invite toujours des chanteurs et musiciens à partager la scène de ses concerts malheureusement dit-elle : “ces derniers ne m’ont guère renvoyé l’ascenseur”.
“9 Poètes d’Îles entre Elles”
De plus, en 2015, Winny Kaona sort l’album “Au Fil de Soi” sur lequel elle interprète, entre autres, des titres de grands noms de la chanson française (Barbara, Gilbert Bécaud etc.). En novembre de cette même année, elle présente ce disque d’un registre différent à ses fans qui la suivent depuis de longues années, à la Salle Rémi Nainsouta à Pointe-à-Pitre.
Auparavant en juillet 2015, elle participe au Festival Off d’Avignon. “C’était une belle expérience si riche d’enseignements, si formatrice, essentielle à l’évolution de tout artiste”, affirme-t-elle. En 2016, avec l’Association pour le Développement de la Musique Traditionnelle (ADMT), l’association Cuba Coopération Guadeloupe (CCG) et sous la direction musicale de Luis Marlon Blanco Rodriguez, elle présente le spectacle “9 Poètes d’Îles entre Elles” au Ciné-Théâtre du Lamentin et au Memorial ACTe de Pointe-à-Pitre. À propos de cette collaboration avec ces musiciens cubains, Winny Kaona dit que “c’était une expérience extraordinaire”.
Un trophée décerné par l’Unesco
Par ailleurs, durant sa carrière, la chanteuse, comédienne, écrivaine et militante de l’environnement guadeloupéenne a obtenu plusieurs récompenses, parmi lesquelles : Trophée des Réserves de Biosphère de la Planète décerné par l’UNESCO (2015) ; Palme de Vermeil-Officier du Conseil Supérieur de l’Encouragement Public (2007) ; Palme d’Argent-Chevalier du Conseil Supérieur de l’Encouragement Public (2003) ; Le Micro d’Or de la Biguine (1987).
Aujourd’hui, Winny Kaona connaît l’influence des nouveaux courants musicaux en Guadeloupe mais elle n’a pas peur et elle a un tas de projets. Elle vient d’écrire un spectacle musical, “La Dictature des Mots”, qu’elle met actuellement en scène avec des collégiens d’Haïti, de la République Dominicaine, de la Dominique et de la Guadeloupe. Par ailleurs, elle prépare un grand événement à l’occasion du centenaire de la naissance de Moune de Rivel qui aura lieu en 2018 dans l’île.
Mais une chose est sûre, cette mission pour sauvegarder cette musique traditionnelle que lui a confiée Moune de Rivel il y a 23 ans, doit être maintenant celle de toute la Guadeloupe, en particulier de ses décideurs culturels, si notre île ne veut pas perdre une partie de son âme.