
Du 8 au 28 février, l’association Creole Lounge présente au Pavillon de la Ville à Pointe-à-Pitre l’exposition “Mas Kontré”, des expressions artistiques autour des traditions du “Mas a Po” dans le carnaval guadeloupéen, avec deux artistes: Félie Line Lucol et Jérôme Jean-Charles
Pour accéder aux installations, le visiteur ne pénètre pas dans les salles directement, il doit d’abord passer à travers un rideau en lamelles de tissu, façon tye and dye.
À gauche, se trouve l’oeuvre intitulée “Kontré Kònn” de Félie-Line Lucol qui symbolise un déboulé de carnavaliers dans un “groupe à peau” ou “Gwoup a Po, en créole”. Celle-ci a été placée en diagonale et, avec le jeu de lumière, les ombres sur les murs donnent une impression de foule.
“Pour mener à bien ce travail, il a fallu mener une longue réflexion pour savoir comment j’allais traduire le thème de “Mas Kontré”. Puis, il a fallu toute une préparation”, dit l’artiste. Elle a bénéficié de l’aide précieuse du plasticien Patrice Léopoldie avec qui elle a l’habitude de travailler.
“Pour réaliser “Kontré Kònn”, j’ai décidé de travailler avec des têtes de boeufs donc, des mois à l’avance, j’ai commencé à les rechercher, ce qui n’a pas été facile. Finalement, j’ai pu avoir dix têtes de boeufs qu’il a fallu bouillir, nettoyer, blanchir au soleil pendant trois mois. Ces têtes ont été montées sur des bâtons et représentent une vingtaine de personnes. En plus de vingt cornes naturelles, nous avons fabriqué quarante fausses cornes faites avec du papier comme des prospectus, des bouteilles en plastique et d’autres choses issues de la récupération. Le tout a été fixé sur des traverses de rails imputrescibles de l’ancienne usine sucrière de Beauport”, explique la plasticienne.
Montrer les maux du monde dans le carnaval
Juste en face de cette pièce, se trouve la première oeuvre de Jérôme Jean-Charles intitulée “La Marche du Monde”. Le personnage central est une femme vêtue de noir au visage très sombre et à genoux. Certains visiteurs ne s’attendent pas à une telle mise en scène, ils sont surpris voire effrayés et s’en suit une longue discussion avec l’artiste. “L’idée d’inclure ce personnage qui paraît très réel dans l’installation m’est venue à la fin. Elle traîne derrière elle tous les maux de la société, quand son voile noir touche les gens, il provoque la désolation; ces maux du monde sont dénoncés avec dérision par les “groupes à peau” dans le carnaval. Ici, c’est la même chose mais avec une vision artistique”, explique le sculpteur, issu du mouvement “activ’art”, dont les oeuvres placées souvent sur le bord des routes de Guadeloupe ont comme objectif la conscientisation de la population.
“Participer à ce projet “Mas Kontré” a été un défi pour moi. Outre ces installations, en août 2019, j’ai animé des ateliers multi-générationnels dans différents quartiers de Pointe-à-Pitre (Mortenol, Massabielle et Bergevin). Cet échange avec les gens a aussi contribué au long travail de recherche en amont que j’ai fait pour réaliser ces installations”, explique-t-il.
Un questionnement dans une exposition
La deuxième oeuvre que présente Félie-Line Lucol, “Fwété Mas”, est tout aussi impressionnante. Il s’agit d’un des accessoires indispensables du “groupe à peau”, c’est-à-dire le fouet, apprécié par certains et détesté par d’autres à cause de son lien avec l’esclavage, du bruit de son claquement… L’artiste ne s’est pas contentée d’un fouet normal mais d’un fouet géant. “C’est un mélange de sisal, de lianes végétales de mon jardin, de fil de fer, de fil électrique, de tissu. Le fouet a été déstructuré pour que l’on voie ses éléments, il est en mouvement car on est en train de le claquer”, déclare-t-elle.
Félie-Line Lucol a eu beaucoup de plaisir à travailler sur ce projet lié au carnaval bien qu’elle soit assez critique quant à l’évolution du carnaval de Guadeloupe : “quand j’étais jeune, le carnaval était un moment d’amusement mais aussi de forte revendication pour tous, ce qui s’est un peu perdu. Aujourd’hui, si on n’a pas le costume adéquat on ne peut pas défiler dans un groupe, tout est rigide, réglementé (…) Cette exposition n’est pas faite pour nous mettre à l’aise, c’est un questionnement”, dit-elle.
Sublimer les matériaux de récupération
Par ailleurs, bien qu’elle n’ait jamais été membre d’un groupe carnavalesque, elle est l’un des précurseurs de vêtements réalisés avec des matériaux recyclés. “En 2007, j’ai créé 60 costumes pour le groupe “Black Marbré” avec des fonds de bouteilles en plastique transformés en fleurs. C’était nouveau, à l’époque. Le groupe a gagné le 5e prix au Carnaval de Basse-Terre”, se souvient-elle.
L’autre installation proposée par Jérôme Jean-Charles s’appelle “Lespwi Mas” (L’esprit du Mas). Quatre personnages faits à base de matériaux de récupération (bidon en plastique, toile de jute) se dressent aux quatre coins de la pièce. “Il fallait respecter le code couleur: le noir et le blanc. J’ai récupéré, transformé et sublimé. J’ai voulu montrer le côté mystique, spirituel du Mas, certains carnavaliers se disent habités par quelque chose quand ils participent aux défilés de “groupes à peau”. Cette oeuvre est une continuité des ateliers, je suis allée plus loin dans la finition”, affirme-t-il. L’artiste qui avoue avoir un faible pour les “groupes à peau” n’a jamais fait partie d’un groupe de carnaval : “je suis spectateur, j’écoute et je regarde le côté esthétique, la capacité de faire du beau avec du simple (…) Le public a été agréablement surpris par notre travail, quelques personnes ont été effrayées mais cela fait partie du questionnement”, dit-il.