Lénablou: danseuse, chorégraphe et inventrice de la Techni’ka

Lénablou (Photo: Daniel Dabriou)

Léna Blou. Un prénom et surtout un nom de famille (Blou évoquant le blues et la couleur bleue en anglais) que beaucoup pensent être un pseudonyme mais qui sont en fait le vrai nom de la danseuse et chorégraphe guadeloupéenne. Le public ayant décidé que son prénom n’allait pas sans son nom de famille, le nom d’artiste de la célèbre danseuse est devenu tout naturellement Lénablou.

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Depuis de longues années, Lénablou est l’une des représentantes incontournables de la culture de notre île. L’école de danse qu’elle a fondée en 1990 – le Centre de Danse et d’Études Chorégraphiques – située dans le quartier de l’Assainissement à Pointe-à-Pitre, a déjà été fréquentée par des milliers d’enfants (à partir de 4 ans) et d’adultes. Dans le hall d’entrée du centre, un arbre a été confectionné avec les photos de plusieurs dizaines d’élèves attachées aux branches.

En cette fin d’année scolaire, le centre s’était transformé en ruche pour la préparation du spectacle de fin d’année, intitulée “La Prophétie des Lucioles”. Par ailleurs, du 3 au 14 juillet, l’école organise son traditionnel “Passeport Danse” qui remporte un franc succès. Au cours de ce stage de démocratisation de l’art de la danse, lancé en 2015, tout le monde est admis, peu importe son sexe, son âge, sa corpulence, sa couleur de peau, son milieu social, son niveau en danse etc… “Il s’agit de vulgariser la danse, de casser les préjugés envers cet art, de dire que la danse n’est pas réservée à une catégorie de personnes dans la société. Au cours de ce moment, les barrières tombent, il se crée une alchimie entre les personnes, on fait connaissance et il n’y a aucune obligation de spectacle. Nous dansons sur toutes les musiques”, explique Lénablou, la directrice du CDEC.

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Le CDEC comme une pépinière

Chaque année, ce sont entre 250 et 300 élèves (dont une majorité de filles) qui sont accueillis au CDEC mais, au cours des années passées, le nombre de personnes inscrites dépassait 400 par an. Certains élèves ont atteint un niveau très élevé dans la discipline et ils ont intégré des écoles et des compagnies étrangères prestigieuses, d’autres exercent des professions en rapport avec l’art. C’est le cas de : Léo Lérus (danseur professionnel en Israël), Yannis François (danseur et chanteur d’opéra en Suisse), Cécilia Daninthe (danseuse professionnelle aux États-Unis), Élodie Paul (ancienne danseuse de la compagnie Béjart en suisse, actuellement dans le secteur du cinéma), Fabienne Marajo (directrice d’une école de danse en Martinique), Pascale Désiré (danseuse à Paris), Armelle Morton (devenue designer après des études d’avocate) etc. “Tous ont conscience de leur ancrage caribéen, ils n’ont pas peur de dire d’où ils viennent comme ce fut le cas auparavant avec les anciennes générations. Ils sont conscients de leur richesse guadeloupéenne et caribéenne et ils veulent les valoriser”, assure Lénablou avec satisfaction.

C’est Jacqueline Cachemire-Thôle (une pionnière de la danse gwoka et la fondatrice de l’Akadémiduka) qui insuffle à Léna Blou l’amour de la danse alors qu’elle n’a que 6 ans. Enseignante à Pointe-à-Pitre, celle-ci avait, en effet, pour habitude de rassembler les tout-petits de sa classe le samedi après-midi afin de leur apprendre la danse gwoka ; son mari étant Yves Thôle, un tambouyé (joueur de ka) bien connu dans l’île. Jusqu’à ses 17 ans, Léna pratiquera la danse aux côtés de cette grande dame de la culture locale. Ensuite, elle poursuivra son apprentissage avec Jean Nanga (professeur de modern-jazz) et dans divers stages en Europe, aux États-Unis et dans la Caraïbe.

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La danse comme une mission

“J’ai toujours été claire concernant la profession que je voulais exercer. La danse s’est imposée à moi, je n’ai pas eu à choisir. Je pense que j’ai un don pour l’art, un don qui m’a été prêté. Je crois que chacun d’entre-nous est sur terre pour accomplir quelque chose, quand on ne le sait pas, on est malheureux. Il y a des gens (des musiciens, des danseurs de grandes compagnies que je connais) qui changent subitement de vie pour faire autre chose alors qu’ils avaient une brillante carrière. Moi, je sais pourquoi je suis arrivée sur Terre. Rien jusqu’à maintenant n’a encore abîmé ma passion pour la danse”, déclare Lénablou.

Son père étant musicien, elle ne rencontre presque pas de problème pour faire sa famille accepter la carrière de danseuse qu’elle souhaite embrasser, seul l’aspect financier soulève quelques interrogations… En Guadeloupe, elle commence par faire des études pour devenir infirmière. En 1986, elle part en France hexagonale et continue d’exercer dans le milieu médical mais, parallèlement, elle prépare un Diplôme d’Études Universitaires Générales (DEUG) de danse puis un Diplôme d’Interprétation Chorégraphique en Jazz à l’Université Paris Sorbonne. “Il était incompréhensible pour moi de danser sans connaître mon corps. Je suis devenue infirmière pour connaître l’anatomie, le corps humain et pour financer aussi mes études de danse à Paris. Quand j’ai obtenu mes diplômes universitaires de danse, j’ai cessé d’être infirmière pour me consacrer totalement à cet art”, dit-elle.

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Une compagnie pour exporter le talent

On ne peut pas parler de Léna Blou sans évoquer la compagnie appelée Trilogie qu’elle fonde en 1995 et qui lui donne l’occasion de collaborer pour certaines créations avec des danseurs étrangers tels que Shantala Shivalingappa (Inde), Dayron Napolès (Cuba), Vittorio Bertolli (Italie), Vitolio Jeune (Haïti). Actuellement, outre Léna Blou, deux autres danseurs guadeloupéens composent la compagnie : Stella Moutou et Jean-Luc Mégange, tous les deux sont professeurs de danse au CDEC. Le trio s’envolera, d’ailleurs, le 18 août prochain à la Barbade pour participer à la 13e édition du Carifesta.

Au cours de sa carrière, Lénablou a déjà côtoyé de grands danseurs originaires des quatre coins de la planète mais trois célèbres artistes l’ont beaucoup impressionnée : Mikhaïl Baryshnikov, l’ancien danseur étoile russe, naturalisé américain, pour sa grande technique ; Maurice Béjart, le danseur et chorégraphe français, naturalisé suisse (1927-2007) et Alvin Ailey, le danseur et chorégraphe américain (1931-1989). Selon Lénablou, ces derniers sont “les deux seuls artistes du monde de la danse de renommée mondiale que l’on peut ne pas aimer mais qui ne laissent personne indifférent par leur talent. En voyant leurs créations, on ne peut que dire: “Wouaw!”.

Précisons qu’en 2003 la Guadeloupéenne a eu l’opportunité de réaliser des chorégraphies pour “Le Rudra Béjart Ballet” (l’école-atelier de Maurice Béjart) au théâtre Métropole en Suisse.

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La “Techni’ka” ou la complexité du gwoka

En 2005, les Éditions Jasor publient l’ouvrage de Lénablou intitulé : “Techni’Ka” (Recherches sur l’émergence d’une méthode d’enseignement à partir des danses Gwo-ka). Sa carrière de danseuse et chorégraphe internationale prendra alors une nouvelle tournure. “Ma posture était de défendre l’esthétique qui vient de mon territoire. C’est une petite île, il y a beaucoup de prédéterminisme. J’ai réussi à exporter cette esthétique partout dans le monde (festivals, universités, conservatoires etc…). Les pays m’appellent aujourd’hui pour que je fasse des conférences, des stages sur la Technika”, dit la chercheuse avec fierté.

Il lui faut plus de 20 ans pour développer la Techni’Ka. Pendant toute cette période, Lénablou se rend dans des léwòz dans le but d’analyser les pas et les gestes des danseurs, pour essayer de comprendre et d’expliquer cette fameuse technique. Elle n’est pas trop dépaysée car le gwoka est la première danse qu’elle a apprise et pratiquée. Ses connaissances en anatomie lui permettent de détecter les muscles des danseurs qui travaillent, ses connaissances en musique lui permettent d’écouter d’une oreille experte les 7 rythmes du gwoka (Toumblak, Woulé, Padjenbèl, Menndé, Graj, Kaladja, Lewòz). Après toutes ces observations, elle passe à la phase de test, elle enseigne plusieurs techniques, réalise des chorégraphies, ici en Guadeloupe et ailleurs.

La Techni’ka est le résultat d’une grande réflexion. À l’université, quand j’ai commencé à apprendre l’histoire de la danse, cela m’a fasciné de découvrir, par exemple, que l’esthétique de la danse change selon les époques… Mais, il y avait un vide dans ces connaissances car il n’y avait rien concernant les “danses noires”. J’ai décidé de faire cette recherche sur le gwoka, cette belle danse qui est liée à l’histoire des plantations chez moi en Guadeloupe. Intuitivement, j’étais convaincue qu’il y avait une complexité et une technicité en son sein”, raconte la danseuse professionnelle.

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Le déséquilibre du “bigidi”

Un concept important est mis en valeur dans la Techni’Ka : le Bigidi. Certains supposent que ce mot provient de l’anglais, d’autres ne se prononcent pas. Toujours est-il que ce mot créole était souvent utilisé par nos parents pour parler d’une personne (généralement ivre) qui avait failli tomber par terre…

“Les pas du gwoka n’ont pas de nom, le nom correspondait à la gestuelle. “Bigidi”, c’est être en déséquilibre comme c’est le cas du danseur de gwoka ; on a l’impression qu’il va tomber mais il frôle le sol. Je dis à mes élèves qui n’arrivent pas à faire le “bigidi” de penser aux imprévus de la vie, aux coups durs qui bousculent… On peut même penser que c’est notre capacité à résister, à ne pas nous effondrer dans les moments difficiles, à rebondir qu’ont voulu retranscrire nos ancêtres à travers cette danse. Nous sommes des êtres “bigidants”, explique la chercheuse.

Cependant, le gwoka (musique et danse) étant la traduction de la liberté des esclaves, on peut se demander si le théoriser, le codifier ce n’est pas aussi l’enfermer, même si c’est pour son apprentissage. Lénablou répond : “Je préserve le gwoka plus qu’on ne le pense. La soirée léwòz est pour moi un espace sacré. À partir de cette matrice, je montre son esthétique. Je ne montre pas les pas de danse dans un léwòz, je n’enseigne pas l’âme du gwoka, j’enseigne une technique caribéenne. Je suis dans la création. D’ailleurs, je dis à mes élèves que je ne leur apprends pas à danser, je leur apprends une technique, il leur appartient de l’interpréter avec leurs propres sentiments (…)”

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Bâtir une école-patrimoine

Cependant, après de longues années de création et de transmission aux générations, l’artiste regrette que la culture dans sa globalité ne soit pas prise en compte par nos décideurs. En ce qui concerne la danse, elle déclare qu’il n’existe aucun rapport chiffré concernant le poids économique de cette discipline artistique au plan national. “Être danseur n’est pas reconnu comme un métier. Dans les écoles, on fait plutôt appel au professeur de sport pour enseigner la danse mais pas à un danseur professionnel. Quand un danseur est sollicité pour des prestations, des chorégraphies, des conférences par exemple, très souvent ceux qui l’invitent ne pensent jamais à lui demander ses tarifs ; ils considèrent que c’est de l’art donc qu’il il n’y a pas de rémunération (…) Je peux faire une chorégraphie pour un chanteur mais je ne percevrai pas de droits d’auteur. Cependant, il y a des avancées. De plus en plus, les gens nous reconnaissent dans la rue, certains nous regardent avec des yeux admiratifs et nous demandent des autographes”, déclare Lénablou.

Depuis janvier dernier, la chorégraphe mène un autre combat. En effet, elle a lancé une campagne de financement sur internet afin de construire de nouveaux locaux pour abriter le CDEC. “Je n’ai jamais vu la Guadeloupe comme un petit pays. Cette école sera un patrimoine. On va à Paris pour étudier la danse classique, aux États-Unis pour étudier le jazz. Mon rêve serait que le monde entier vienne chez moi pour apprendre la Techni’Ka, comme l’ont déjà fait des Italiens, des Suisses, des Nigérians, des Américains etc.”, conclut Lénablou.