Jean-Luc Déjean: “Je vois le corps de la femme comme une poésie”

Le sculpteur et peintre guadeloupéen, Jean-Luc Déjean - Photo: Évelyne Chaville

Le 19 avril 2021, nous avons interviewé le peintre et sculpteur Jean-Luc Déjean, dans son atelier situé entre Pointe-à-Pitre et Les Abymes. Nous avons été étonnés que le travail d’un artiste aussi talentueux n’ait jamais été mis en valeur par nos médias, tout de suite après notre passage certains journalistes sont venus lui rendre visite (dont la télévision nationale en Guadeloupe mais pour un reportage superficiel), drôle de coïncidence… Son grand projet d’exposition à l’hôtel Arawak en juin dernier ne s’est pas concrétisé, ce fut une grande déception mais d’autres ont vu le jour comme cette exposition “Mayaj” qui s’est tenue du 14 au 24 décembre dernier – avec Michèle Chomereau-Lamotte et Catherine Plugliesi-Conti – à La Galerie à Pointe-à-Pitre. Kariculture vous propose de découvrir ce grand artiste guadeloupéen à travers cette longue interview.

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Jean-Luc Déjean

Kariculture.net : D’où viens-tu?

Jean-Luc Déjean : Je suis de Pointe-à-Pitre, à l’époque où l’on naissait encore à Pointe-à-Pitre, je suis né à l’ancienne clinique Saint-Nicolas (rires).

Kariculture.net : Depuis quand es-tu artiste sculpteur?

J.-L. D. : J’ai commencé à dessiner vers l’âge de 16 ou 17 ans, quand j’ai quitté l’école. J’ai à peu près entre 10 et 11 ans de sculpture. J’ai commencé par la peinture qui m’a emmené à la sculpture, je continue à peindre. Je suis un autodidacte dans les deux disciplines. J’ai toujours été attiré par la beauté, les couleurs, les formes. Je peignais, je ne me suis pas lassé mais je me suis dit que je pourrais aller vers le côté “3 dimensions” et cela m’a conduit à la sculpture.

Kariculture.net : À quel moment as-tu décidé de t’installer comme peintre?

J.-L. D. : À force de créer, vous accumulez une quantité de tableaux, et vous vous dites qu’il va falloir en faire quelque chose.

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Kariculture.net : Quelles études as-tu fait? Y a-t-il des artistes dans ta famille?

J.-L. D. : Mon parcours scolaire a été chaotique car j’étais dyslexique et je le suis toujours, cela n’a pas été détecté alors je passais pour un fainéant. Je me suis réfugié dans l’art. Le côté artiste, j’ai dû l’hériter de mon grand-père, il était danseur, chanteur…

Kariculture.net : Pourquoi n’as-tu pas étudié dans une école d’art?

J.-L. D. : On est une famille nombreuse, nous étions 11 à la maison. C’était un luxe de faire une école d’art.

Kariculture.net : Quelle a été la réaction de tes parents quand tu leur as dit que tu allais faire une carrière artistique?

J.-L. D. : Mon père était entrepreneur en maçonnerie, je travaillais avec lui et, dès que j’avais le temps, je dessinais. J’avais une vie le matin et une autre vie la nuit et cette habitude de travailler l’art la nuit m’est restée. Puis, mon père est décédé à l’époque du cyclone Hugo (1989), je n’ai pas voulu continuer le métier alors j’ai été plus libre pour me consacrer à ma passion. Je n’avais pas encore commencé à travailler la ferraille.

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Kariculture.net : Quelle a été la réaction de ta mère, quand elle t’a vu arriver avec toute cette ferraille?

J.-L. D. : (Rires) Au départ, tant que vous ne faites pas de bruit, ça ne dérange personne. Ma mère habite la maison d’à côté. Il ne fallait pas stocker des choses devant la maison, au départ. Ma mère est restée polie en me disant : “Combien de jours ça va rester là?”, à chaque fois que je déposais de la ferraille derrière sa maison (rires), et je lui répondais demain et finalement cela restait là longtemps. Elle et les gens pensaient que j’avais un souci en me voyant ramasser toute cette ferraille mais quand ils m’ont vu transformer les choses en art, c’est devenu quelque chose de beau.

Kariculture.net : Elle ne t’a pas dit que sa maison n’est pas la décharge de Gabarre?

J.-L. D. : Oui (rires)… À l’époque, j’étudiais le corps humain dans les bouquins et ça m’a pris des années. Dans cette phase, il y a eu, le corps humain, la beauté et le mouvement, la plus grosse galère. Au niveau de l’esthétique, j’étudiais Michel Ange, au niveau du mouvement, c’était Rodin, il est super balaise. En Guadeloupe, il y a Rovelas, on s’est croisé une fois, on s’est parlé 5 minutes. C’est un gars qui ne parle pas beaucoup et moi, je ne parle pas beaucoup, on se regardait dans les yeux, en se disant “bonjour!”.

Kariculture.net : Après toutes ces années de collecte, il a fallu produire. Comment cela s’est-il passé?

J.-L. D. : Après je me suis retrouvé dans une impasse. Il y a 10 milliards de femmes et il faut concentrer son cerveau sur une femme, un corps et c’était la grosse galère. Je me suis demandé quoi faire? Alors, je me suis allé vers la facilité c’est-à-dire la Caraïbe car je voyais des femmes passer tous les jours…

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Kariculture.net : Pourquoi ne t’es-tu pas inspiré de la femme guadeloupéenne, dès le départ?

J.-L. D. : Quand vous faites quelque chose, il y a un symbole, une forme mais il faut qu’il y ait une pensée derrière. Les femmes guadeloupéennes sont des battantes, des petites guerrières, elles font la gueule souvent (rires). Il y a de très belles femmes guadeloupéennes et je le dis sans être misogyne, ni prétentieux. Une femme italienne peut être dans un musée et cela ne gêne personne, une femme caribéenne peut se retrouver dans un musée, pour une femme guadeloupéenne on pensera que vous utilisez son corps à but lucratif. Les gens ici voient seulement le nu…

Kariculture.net : Quelle a été ta première oeuvre? Comment s’appelait-elle?

J.-L. D. : C’était une sculpture à taille humaine, une scène romantique mais je l’ai cassée pour récupérer les pièces. C’était un gars accroupie, il demandait à une femme sa main ou lui demandait pardon. On réussit rarement la première oeuvre à moins d’avoir beaucoup de chance. Cette oeuvre s’appelait : “Les Amants Crépusculaires”. J’ai réutilisé les pièces pour faire L’enlèvement des Sabines” qui est, depuis 2 mois et demi, devant l’atelier ; c’est une copie d’une oeuvre qui parle d’une guerre, je dois terminer les pieds et les deux têtes, elle sera la pièce maîtresse de l’exposition à l’hôtel Arawak.

Kariculture.net : Combien d’expositions de peinture as-tu réalisé?

J.-L. D. : Une dizaine, un peu partout. Quand on fait des recherches, on tombe toujours sur Picasso, sur les classiques, je me suis inspiré du peintre cubain Wifredo Lam, j’aime son côté vertical, son côté caribéen.

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Kariculture.net : As-tu déjà exposé tes sculptures?

J.-L. D. : Oui, j’ai fait plutôt des expositions privées, par exemple, j’ai fait deux éditions à Mercedes. Les organisateurs privés ne font pas de pub alors ça passe au-dessus de la tête de tout le monde.

Kariculture.net : Tes oeuvres sont-elles achetées?

J.-L. D. : Oui, une de mes oeuvres se trouve à Mercedes…

Kariculture.net : Ton atelier est situé entre le plus grand hôpital de Guadeloupe, le Centre hospitalier universitaire, et des pompes funèbres assez connues ; tu travailles ici au bord de la route donc tout le monde te voit et entend le bruit de tes outils. Comment expliques-tu qu’aucun média n’ait fait un reportage sérieux sur ton travail pendant toutes ces années?

J.-L. D. : (Rires) Je ne sais pas.

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Kariculture.net : Es-tu très ou trop discret?

J.-L. D. : Il y en a qui aiment se montrer, avoir un côté star, je trouve que ce n’est pas le but de l’artiste. Le but de l’artiste c’est d’être dans son atelier tous les jours. C’est la raison pour laquelle je me considère comme entre un artisan et un artiste, plus comme un artisan.

Kariculture.net : Quel âge as-tu?

J.-L. D. : J’ai 50 ans.

Kariculture.net : Mais, on dirait que tu as 16 ans…

J.-L. D. : (Rires) C’est le sport. J’ai fait du sport toute ma vie…

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Kariculture.net : Concernant la sculpture, pourquoi t’es-tu tourné vers le métal? Tu aurais pu choisir le bois. Qu’est-ce qui t’attire dans le métal?

J.-L. D. : Le métal a un côté masculin, viril. L’idée, c’était de faire oublier le métal, l’objet premier, transformer le truc en une beauté comme le corps de la femme. C’est la raison pour laquelle, je réalise plus de femmes que d’hommes.

Kariculture.net : Es-tu fasciné par la femme?

J.-L. D. : Par le corps de la femme (rires). Les femmes ont des formes généreuses, je m’inspire de la morphologie caribéenne. Mon rêve c’est qu’une morphologie caribéenne se retrouve dans un musée, je croise les doigts.

Kariculture.net : Les entreprises qui font du recyclage ont sûrement des problèmes avec toi puisque tu ramasses toute la ferraille. Où la trouves-tu?

J.-L. D. : (Rires) Je la trouve dans des endroits pas très sains, dans les poubelles, les gens me regardent bizarrement. Dès que je vois une pièce métallique dans les ordures, je la ramasse.

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Kariculture.net : Y a-t-il des gens qui viennent t’apporter des objets en métal qu’ils ne veulent pas déposer à la décharge?

J.-L. D. : Oui, très souvent… Je suis installé ici depuis le début. C’était la maison de ma grand-mère, j’y ai même grandi…

Kariculture.net : Tu n’as pas de voiture, comment fais-tu pour transporter les pièces quand elles sont lourdes? Combien de métal récupères-tu par semaine?

J.-L. D. : Non, je n’ai pas de voiture, je suis à vélo, je suis 100% écolo. Je ramasse tous les jours des tas de déchets métalliques. C’est beaucoup. Je les repère d’abord et je les récupère après. Je fais toujours en sorte d’avoir assez de métal pour réaliser entièrement un corps féminin. S’il y a une commande, j’en récupère davantage, je ramasse tout et n’importe quoi parce qu’on ne sait jamais de quoi on aura besoin. En ce moment, j’ai une commande de la ville des Abymes, le contrat n’est pas encore signé, ce sera le corps d’une femme (…) J’ai aussi une exposition à l’Arawak du 3 au 25 juin, il y aura de la peinture et de la sculpture : 4 grandes sculptures et 8 tableaux ainsi qu’une dizaine de petites oeuvres, en bois et métal, façon art premier.

Kariculture.net : À part le corps de la femme qui te fascine, as-tu déjà réalisé d’autres oeuvres en métal?

J.-L. D. : Un chat, pour le côté mignon de la bête (rires). Le monde est assez brutal, je ne suis pas quelqu’un qui fait des choses pour le choc, on en a déjà beaucoup dans la vraie vie pour en rajouter. Je vois le corps de la femme comme une poésie, dans ma tête il raconte une histoire. Par exemple, une femme avec un corps plus dynamique, on sent qu’elle fait du sport, elle a vécu des choses un peu rudes, je dirais (…) Il y a de tout, du Beaudelaire, du romantisme. J’aime la poésie, je suis fan des mots. J’écris par obligation. Quand je crée, il me faut écrire pour m’aiguiller, sinon l’esprit part dans tous les sens, j’écris un petit texte de 6 ou 7 lignes maximum.

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Michel Belrose

Kariculture.net : Combien de sculptures as-tu déjà fabriquées?

J.-L. D. : Une dizaine et à taille humaine. Il me faut entre 3 et 4 mois pour en faire une. J’ai aussi un assistant depuis des années qui s’appelle Michel Belrose. Il a une âme d’artiste, il est fier quand la sculpture est réussie.

Kariculture.net : Quels sont tes outils ?

J.-L. D. : Le marteau, le poste à souder et la pince.

Kariculture.net : Cela fait une trentaine d’années que tu es dans l’art, vis-tu de ton travail? Comment vis-tu cette période de Covid-19?

J.-L. D. : Plus ou moins. Pendant ce Covid, j’ai vu les choses moins mal que les autres artistes, je créais. En fait, j’avais postulé pour exposer à l’Arawak, s’ils gardent la date de juin, ce sera très intéressant pour moi sinon cela va être très compliqué.

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Kariculture.net : Tu as confiance?

J.-L. D. : Ils sont carrés et même plus efficaces que le public, quand vous postulez chez eux, c’est minimum 1 an ou 1 an et demi d’attente. J’ai appelé la responsable Élisabeth récemment, elle m’a dit que c’est ok.

Kariculture.net : Qui vient voir tes expositions? Ta dernière exposition, c’était quand?

J.-L. D. : Ma dernière expo, c’était il y a 4 ou 5 ans à Mercedes. Il y a des visiteurs qui viennent voir la beauté, l’esthétique, d’autres qui sont plus pointus viennent pour la morphologie, les proportions et souvent, les gens me disent que c’est super bien proportionné. Le corps humain, on s’y aventure très rarement car en sculpture, on ne peut pas tricher.

Kariculture.net : Quelles sont tes récentes réalisations?

J.-L. D. : J’ai réalisé un totem dans le cadre de Pousse-Pousse, 2m40 sur 5m50, c’est 3 tonnes de métal, il fallait en faire quelque chose de beau. Je me suis aussi lancé dans le design et je fais des petites pièces, je crée des choses pour un mariage, par exemple. J’ai déjà vendu trois tables (…).